Le soir, nous adoptons facilement de
bonnes résolutions. Il est 6h et des patates lorsque je
m’éveille. Pas un bruit, pas un murmure... Un sommeil
profond a envouté le campement...Je réveille la troupe
vers 7h45.
Préalablement, j’ai préparé
le réchaud à bois en vue de notre petit déjeuner.
Faire fonctionner cet instrument demande du temps. Rendre
opérationnel l'appareil classique, à gaz, prend environ
10 secondes. De ce point de vue là, la comparaison est sans
équivoque. Mais le réchaud à bois, en forêt,
peut être utilisé indéfiniment. Le modèle
conventionnel, quant à lui, ne sert plus à rien, une
fois la bonbonne vide. J’aime cette idée d'opter pour des
alternatives à ce que le monde moderne nous propose. Le
progrès, tel qu’il nous est présenté, n'en est rarement
réellement un. Les performances sont meilleures sous tel ou
tel aspect. Mais elles sont toujours moins bonnes à d’autres
égards. On gagne souvent en vitesse d’exécution, mais
on perd en robustesse, en durée de vie. C’est plus précis,
plus léger, on dispose de davantage de fonctionnalités,
mais c’est plus complexe, plus fragile, ça demande plus
d’entretien, plus de soins. On essaye de nous faire croire que le
concepteur a dû faire un choix, un choix technique. On ne peut
pas tout avoir, alors on fait le sacrifice de la longévité…
Choix tout à fait cohérent… Mais oui, bien sûr.
Concept bien rôdé d’une société de
consommation asservie, l’obsolescence programmée est l’outil
d’une consommation renouvelée, classant au rang d’obsolète
un objet qui a accompagné durablement et efficacement les
générations antérieures. Les exemples sont
nombreux et finalement tellement visibles. Tâche bien ingrate
que de concevoir et de promouvoir de tels produits… Marketing, Com
et Obsolescence programmée… Un cocktail de saveurs qui me
file profondément la gerbe. Non, l'image d'un téléphone
dont la durée de vie moyenne est de 12 mois ne sera jamais
associée dans mon esprit à la représentation que
je me fais du progrès au sens littéral du terme.
Arrêtez d’essayer de nous faire gober n’importe quoi. Je
méprise votre obsolescente innovation dont je subis le diktat
au quotidien… Vos chargés de Com peuvent être des plus
imaginatifs, ils n’en sont pas moins investis d’une mission des
plus affligeante : colporter du mensonge, déformer la
réalité pour la rendre plus attrayante. La duperie est
votre gagne-pain. Regardez-vous en face.
Calmons-nous, tout va bien. Ils ne
remplaceront jamais les Highlands. C’est ça, finalement,
l’essentiel.
La gazinière s'est substituée
au feu de bois… C’est ainsi, et c’est certainement aussi bien…
Mon réchaud possède néanmoins un avantage non
négligeable sur le modèle « gaz » :
il génère de la fumée. Et les midges n’aiment
pas la fumée. Est-ce le levé un peu plus matinal que
d’accoutumé ou s’agit-il d’un regain de
motivation ? Je ne sais pas, mais je constate que nous partons
un peu plus tôt. Nous décampons à 9h40. Certes,
nous avons 40 min de retard sur l’horaire initialement fixé.
Mais tout de même, on ne peut nier l’amélioration, le
progrès véritable.
N’ayant pas réussi à
rejoindre Barrisdale Bay hier, nous sommes obligés de modifier
nos objectifs initiaux. Nous décidons de regagner le site
escale pour midi. L’étape suivante : « Barrisdale
Bay to Morvich » s’étend sur 33 km. Il
nous sera tout bonnement impossible d'atteindre Morvich ce soir. Il
faudra donc que nous nous arrêtions à nouveau à
mi-chemin. Où ? Peut-être au niveau du Loch Hourn ?
Le topoguide fait mention d’un salon de thé et
d’emplacements destinés au bivouac. À ce rythme-là,
nous ne rejoindrons Morvich que demain en fin de journée.
L’objectif des 140 km en 7 jours semble désormais
difficile à atteindre. On verra…
Nous empruntons le sentier que nous
avons découvert hier, pour une partie du groupe. À
10h15, nous passons au niveau de l’endroit où nous avons
finalement décidé de faire demi-tourbe. Je fais
référence au site devant Mac Tarp, Mac Tourb et Mac
Fire. « Eh oui, nous avions déjà parcouru
tout ce chemin. Et nous avons fait demi-tour, pour vous rejoindre ».
Petite pointe d’amertume en mon for intérieur. Le sol est
tourbeux, humide et glissant : typiquement écossais, en
somme. Nous continuons et arrivons au pied d’une falaise. Le cours
d’eau que nous longions jusqu’à présent oblique à
l’est.
Nous hésitons quelques minutes
au contrefort de la butte rocheuse avant de la contourner par
l’ouest. L’ascension de la colline est fastidieuse. Le sol est
humide et glissant. La pente est raide. J’ai comme l’impression
de me perdre dans ce dédale minéral n’offrant qu’une
visibilité limitée de l’itinéraire. Je grimpe
de quelques mètres, puis esquive une paroi, escalade à
nouveau, oblique à droite, puis à gauche, cherche le
chemin du regard pour anticiper la logique auquel il répond.
Je répète cet exercice à plusieurs reprises. Le
sentier finit par nous guider jusqu’au sommet du dôme. Nous
choisissons alors de nous offrir une courte halte. Le paysage est
toujours aussi beau. Le soleil, radieux, illumine la vaste vallée
que nous avons préalablement traversée. Son éclat
enjolive la teinte du luxurieux vallon : un vert splendide qui
nous remplit d’espoir. Une coloration uniforme qui nous ferait
presque oublier le caractère intrinsèque du sol que
nous venons de fouler. Duperie de cet univers sauvage, apparences
trompeuses d’une nature que j’envisage encore, de mon œil naïf,
comme franche, belle et sans détour.
Nous nous concentrons sur le topoguide.
L'évocation de l’itinéraire à emprunter
provoque le débat durant quelques minutes. Nous nous mettons
rapidement d’accord et quittons le plateau rocheux pour regagner un
chemin qui traverse le flanc du Bealach du sud-est au nord-ouest.
L’ascension est longue, mais le sentier est agréable et nous
fait profiter d’une vue magnifique sur la vallée. Nous
rejoignons le col et marquons une courte pause. Il est midi. Je
comprends alors qu'atteindre Barrysdale Bay hier soir nous eût
été impossible et cela quand bien même un relent
de motivation aurait animé la troupe… Manque de clairvoyance
évident, je l’avoue.
Nous amorçons notre descente
vers Barrysdale Bay. Elle est longue, belle et joyeuse. Je ressens
des sensations similaires à celles que j’ai éprouvées
en m’approchant du Loch Nevis, il y a 24h : contemplation et
émerveillement.
Barrysdale Bay, nous y sommes. Il est
13h30. Nous passons le refuge après avoir discuté
quelques instants avec un campeur anglophone. En contemplant ce
paysage et la sobre bâtisse me vient l’idée d’acheter
une vieille bicoque par ici, dans un petit coin sauvage et simple.
Une petite maisonnette, à 2 ou 3h de marche à pied de
la première route bitumée. Un havre de paix pour
méditer, pour me ressourcer, pour penser, me recentrer sur ce
qui est essentiel. Davantage un endroit où fuir pour me
retrouver qu’un endroit à retrouver pour fuir… Pourrai-je
m’offrir ce privilège un jour ? Pourrai-je le partager
avec ma fille ? Ma femme ? Un feu de bois, de l’eau à
la rivière, un ciel magnifiquement étoilé, pas
un bruit et ce décor sublime. De longues discussions, de longs
silences, des instants simples et authentiques… J’ai le temps de
laisser ce projet mûrir.
En marchant, je contemple la grève
et la transformation du ruisseau qui s’étale délibérément
jusqu’au loch. Comme maintenu trop longtemps par son lit, il se
libère ici, découpant le sol humide et l’herbe rase
sur son passage, ne leur offrant aucune chance, aucune opportunité,
pour le plus grand plaisir des yeux.
Nous accostons sur une étroite
bande de sable fin. Le soleil chauffe. Je pose mon sac. Je sors ma
serviette. Je retire mes chaussures, mes chaussettes et mon T-shirt.
Je m’allonge quelques instants. Je me laisse aller à une
petite bronzette. J’apprécie ce moment. Je propose une
baignade à Nic Zubrowka. Elle est plus que motivée.
Elle me devance. Je la rejoins quelques minutes plus tard alors
qu’elle fait déjà demi-tour.
La sensation des grains
de sable grossiers sur mes pieds endoloris et gonflés est
douloureuse. Je garde mes tongs. Je suis seul. Le silence est total.
Le paysage qui m’environne est composé de reliefs et de
perspectives démesurées. Sa présence est lourde,
charismatique et presque oppressante. Son pouvoir s’exerce sur moi,
s’impose à moi. J’entre dans l'eau et j’en suis à
peine conscient. Je suis comme hypnotisé. J’ai quitté
mon enveloppe corporelle. J’avance encore de 150 m. J’ai de
l’eau jusqu’aux cuisses. Je suis seul, délibérément.
Je sens qu’il s’agit d’un moment fort de cette aventure.
Peut-être : le moment. Celui où je ressens une
sensation inédite : La folie des grandeurs, au sens
littéral des mots. La symbiose est totale, mon esprit
vagabonde et m’abandonne pour rejoindre celui du loch. Je m’immerge
totalement. Je reste en apnée, le plus longtemps possible.
C’est bon. Je ressors de l’eau. Je me retrouve nez à nez
avec les mêmes sensations. Je suis petit, insignifiant, je
n’existe plus. Je quitte la mer, lentement, en respectant le rythme
qui semble dicté par cet endroit. Je rejoins la vie, une autre
forme de vie.
Je me pose sur ma serviette et je
mange. Mes coéquipiers ont déjà englouti leur
repas. Repus, ils gisent, inertes, rechargeant les batteries face au
soleil. La pause se prolonge un moment. C’est tellement bon.
Nous finissons par déguerpir,
comme d’accoutumé. Avant de partir, je prends connaissance
des paroles de ma bible, du sacrosaint topobible. Je lis à
haute voix la description de l’itinéraire qui nous attend.
Quelques sourires ponctuent cette lecture.
Zoom sur le topoguide : élaboré
à partir d’un site internet écossais, les récits
d’étapes ont fait l’objet d’une traduction sommaire au
moyen de l’outil « google trad ». Je suis
plutôt satisfait de ce facilitateur que je n’avais jusqu’à
présent jamais expérimenté. L'ouvrage « google
trad production » dont je dispose a transformé
presque chacune des phrases originelles et sensées de ce
dernier, en perle linguistique énigmatique et décalée.
En voici quelques extraits piochés au hasard ; certaines
tirades en sont, de fait,devenues cultes :
« La descente initiale
au-delà du Bealach est raide, mais la route est claire. »
« Après 4 km de
marche facile (bien attention pour le sanglier) un petit cairn sur le
côté droit de la route - juste avant de quitter la forêt
- marque un petit sentier rubrique à travers les arbres à
A ' bothy Chuil, situé avec vue panoramique sur le vallon. »
« Comme la rivière
est pressée dans une gorge profonde prendre le chemin qui
serpente au-dessus - ne pas être aspiré dans la gorge
elle-même - et profiter de la vue qui ouvre le long Loch Nevis
que le chemin commence une descente raide vers la baie. »
« Comme la vallée du
fleuve Carnoch commence à accentuer sous n Oreille de Ben Aden
et Meall Coire na Gaoithe, le chemin devient plus rugueux, avec un
élément de brouillage à travers les broussailles
impliqué, avant d'émerger à une belle clairière
(un spot de camping sauvage parfait) à côté d'une
petite ruine »
« Laissant le bothy
continuez vers l'ouest - si la marée est basse tout simplement
se promener le long de la plage, mais à marée haute, il
sera nécessaire de se démener sur le promontoire. »
La marée est basse. À
regret, nous n’avons donc pas le loisir de nous démener sur
le promontoire… 9 km pour rejoindre l’embouchure du Loch
Hourn. Il est 15h45. C’est parti… Le chemin que nous empruntons
longe le loch, d’ouest en est. Il monte et descend en épousant
les reliefs environnants. Cette marche est agréable. Le sol
est bon. Les ascensions sont courtes, mais physiques. Il nous est
possible de contempler le loch tout au long de la balade.
À
16h15, nous faisons une nouvelle halte. Nous nous hydratons et
sortons l'appareil photo pour quelques clichés souvenir. Mac
Tourb s’approprie une grosse branche de bois flotté et prend
la pause pour un rendu des plus artistique. D’un naturel plutôt
discret, Mac Tourb a un sens de l’humour très développé.
Il me fait très souvent pensé à l’un de mes
potes qui vit d’ailleurs sur cette même île. Il est un
compagnon de voyage très agréable. Les caractères
de Mac Tourb et de Mac Tarp, qui semblent être de bons amis,
sont très complémentaires. L’un a un côté
optimiste, très sérieux, très droit, parfois
naïf. L’autre est sceptique, plein d'humour, un peu cynique et
un tantinet pessimiste. Prof et Grincheux, même combat :
Les Highlands.
Après quelques minutes, nous
décidons de repartir pour nos montagnes russes. Je discute un
peu avec Mac Tarp puis avec Mac Fire. Nous parlons de nos vies, de
nos projets, des vacances, du boulot. Le temps passe rapidement. Je
ne vois pas les heures défiler. Seul le Loch Hourn défile
sous nos yeux admiratifs. Cette interminable étendue d’eau
n’en est pas pour autant uniforme ou monotone. Elle nous surprend à
chaque instant. J’ai envie de m’y plonger, de m’y prélasser.
À 18h20, en bordure immédiate du loch, Mac Tourb, Nic
Zubrowka et moi décidons de nous arrêter quelques
instants sur un promontoire rocheux. Ce Loch Hourn n’en finit pas.
Nous distinguons un bateau qui navigue en son centre à
quelques encablures. Il s’agit d’une petite embarcation de pêche…
Quelques personnes à son bord profitent du soleil, de l’air
pur et du clapotis de l’eau. Nous commençons à être
fatigués par cette longue journée de marche, mais nous
repartons tout de même.
À 18h45, nous rejoignons une
route goudronnée. Nous y croisons un chien, des chevaux et
quelques êtres humains. Mac Midges discute un instant avec ces
derniers qui semblent davantage affairés à leur propre
besogne. C’est un petit groupe de pêcheurs. Ils essayent de
manœuvrer leur bateau sur la grève. La manœuvre qui fait
intervenir un 4X4 est plutôt technique. Ils nous confient que
nous disposons jusqu’à présent d’une chance
inouïe : a very good weather.
Le salon de thé est proche
désormais. Il est 19h lorsque nous l’atteignons. Je suis
claqué. Il m’apparaît comme une récompense
légitime, après cette rude journée. Nous entrons
dans la cour de l’établissement qui semble quelque peu
déserté. J’ouvre le portail. Un chien de chasse, type
setter anglais, vient nous accueillir. Il aboie. Nous choisissons de
l’ignorer, puis de le caresser et pénétrons dans la
bâtisse. Une cliente nous fait un signe à la fenêtre.
Plantés au niveau du hall d'entrée, nous attendons que
notre hôte se décide à arriver. Au bout de
quelques instants, je dépasse la banque d'accueil et me dirige
vers la pièce qui était occupée par la jeune
femme. Je frappe à sa porte. Elle ouvre. Je lui indique que
nous aimerions rencontrer le maître de maison. C’est à
ce moment qu’il apparaît. Il descend lentement les escaliers.
Il semble surpris de me voir. Il est désormais informé
de notre présence, nous avons fini par le trouver. Je me
dirige vers le sas d’entrée pour rejoindre le reste du
groupe. Il nous demande ce que nous sommes venus chercher par ici. En
plaisantant, je lui réponds que nous sommes ouverts à
toutes propositions à partir du moment où nous avons la possibilité de
boire une bonne bière. Enfin, c’était beaucoup moins
bien énoncé, sur le moment, en anglais… Ça
devait donner quelque chose du genre : «What you want, but
at first, we need a good beer». Il me regarde soudain
fixement et je sens comme du mépris dans ses yeux. Est-ce le
bout de scotch sur mes lunettes ? Est-ce le fait d’avoir
évoqué le mot bière dans un salon de thé ?
Je ne sais pas, peut-être les deux. Il change d’interlocuteur
et s’adresse maintenant à Mac Midges. Pauv type. Il commence
à nous présenter son offre oralement : le bed and
breakfast, le repas du soir. Il nous questionne sur nos préférences
alimentaires. Il demande s’il y a des végétariens
parmi nous. Il pose tout un tas de questions et se perd dans les
détails. Il nous annonce les prix pratiqués. Ils sont
beaucoup trop chers. Nous indiquons que c’est au-delà de
notre budget. Il nous propose ensuite une formule discount, toujours
oralement. Il précise à nouveau chacun des plats, ce
qu’ils contiennent, le nombre de lits. Il commence à me
saouler profondément. Voilà 20 minutes que nous sommes
ici, qu’il nous baratine et que ça reste trop cher. Il nous
quitte temporairement, d’un coup. Son chien a faim. Il veut ses
croquettes. Il va lui donner à manger. Il s'absente. On
patiente 5 minutes. C’est quoi ce mec ? Il sort d’où ?
C’est une caméra cachée ou quoi ? Il commence à
me gonfler. Je pars me fumer une clope dehors en attendant. Lorsque
je reviens, il présente encore son offre. Je crois comprendre
qu’il s’agit d’une variante de la formule discount. Il nous
indique que sans les œufs, ça fait 1 livre de moins. C’est
quoi ce délire ? Cette scène est irréelle.
N’en pouvant plus, je sors un « Bon les gars, on va peut
être y aller, non ? » Mac Midges me regarde et
répond : « Pourquoi, t’es pressé ? ».
Je suis surpris par sa réaction, je n’apprécie pas du
tout sa question. « Oui, je suis pressé ».
Ce mec est un glandu, un pauv type, un blaireau. Je ne lui accorderai
pas une minute de plus. Je me casse. Libre à eux de passer
leur soirée à négocier avec cet abruti. Il est
19h40. J’ai hâte de poser mon sac quelque part et de planter ma
tente. Assez perdu de temps en futilité. Le flegme écossais
a eu raison de moi.
Je pars d’un pas décidé
sur la route bitumée, en direction du spot de bivouac. Je
tombe sur le site au détour d’un pont. Je prends le soin de
lire la pancarte à l’entrée. Le campement est payant.
Il faut s’en acquitter au niveau d’une bâtisse à
quelques centaines de mètres. J’ai l’impression que la
soirée n’est pas terminée. Je pars rejoindre le
hameau. Au loin, je distingue mes coéquipiers. Ah… Enfin,
ils se sont décidés à quitter l’autre buse.
Pas trop tôt.
Avec quelques difficultés, je
finis par trouver la bonne maison et le bon interlocuteur. Mac Tarp
m’a rattrapé entre temps. Nous payons les quelques livres
dues et nous nous dirigeons vers une pelouse parfaitement entretenue
qui jouxte l’une des habitations. J’indique à Mac Tarp
qu’il se trompe de site. Le spot de bivouac se situe à côté
de la rivière. Il me répond que je m'enduis d'erreur :
si j’avais écouté le gérant du salon de thé
jusqu’au bout, je saurais qu’il s’agit du bon endroit. Cette
petite phrase me rend fou. Mac Midges, Mac Tourb et Nic Zubrowka ont
déjà commencé à monter leur tente sur la
belle pelouse humide. Je me décide à les imiter. Je
suis littéralement en train de me faire dévorer par les
midges. Un assaut des plus violent. Soudain, un homme vient nous
rejoindre : l’habitant de l’une des bâtisses, je
suppose. Il nous indique qu’il ne s’agit pas du bon spot. Nous
sommes maudits. Cette déclaration développe en moi la
haine que j'avais déjà accumulée envers le
gérant du salon de thé. De surcroit, mes coéquipiers
ont continué à écouter cet illustre abruti.
Une fois mon fatras grossièrement
rangé, je détale vers la rivière. Il est temps
que cette soirée se termine. Il est 20h. Je commence à
monter ma tente. Mac Midges m’informe qu’ils ont réservé
une table pour 6 au salon de thé, ce soir. Ça ne
m’intéresse pas, ils n'ont qu'à y aller sans moi. Ok,
ajoute-t-il sans broncher. Quelques minutes plus tard, il m’indique
qu’il faudrait quand même prévenir l’hôte. Ce
dernier est certainement en train de préparer 6 repas et non
5. Je ne daigne pas lui répondre. Rien à carrer. Ça
le regarde, qu’il se démerde. Une fois installés, mes
compagnons se dirigent un à un vers le salon de thé. Je
projette de mon côté de faire un feu pour éloigner
les midges. Je terminerai mon installation plus tard, lorsque ces
derniers se seront dispersés. Je pars chercher quelques
branchages. Ce n’est pas une mince affaire. Je ne suis pas le
premier campeur à être passé par ici, d’autres
ont déjà entrepris la même démarche.
Piètre butin. Une partie de mon bois est humide. Ça ne
fonctionnera pas. Je me dirige vers l’autre côté de la
rivière en vue de compléter ma collecte. Je ne ramène
pas grand-chose. Qu’à cela ne tienne. On fera avec. J’en
ai marre. J’ai envie de me poser et de me détendre. J’allume
mon feu et continue à préparer ma tente en essayant de
concilier au mieux les deux activités. Je m’apprête
alors à cuisiner mon repas, lorsque Mac Tarp débarque.
Il me demande si je veux venir manger avec eux. Refus catégorique.
Il m’indique qu’ils n’ont pas assez d’argent. Putain, c’est
gonflé. Je l'informe que j’ai juste de quoi payer pour une
personne. Je me suis acquitté du bivouac pour tout le monde
tout à l’heure. Ma cagnotte a donc diminué, je n’ai
pas de monnaie pour eux. Il précise que l’hôte a
préparé 6 plats et non 5. Ils ne peuvent pas supporter
ce dernier repas. Je prends sur moi. Je le rejoins et me dirige vers
l'établissement. Je crois n’avoir jamais été
aussi énervé à l’idée d’aller au
resto. Il est 21h, j’entre dans le salon de thé.
C’est décidé, je ne
décoche pas un mot. J'avale le pseudo risotto. Il n’est pas
mauvais, mais je préfère me convaincre qu’il n’a
rien d’exceptionnel. Bon, ça fait quand même du bien
de croquer des légumes frais. Les petits pois sont bons. Pas
de viande. Ça valait le coup de nous demander si l'on était
végétarien… Pauvre tarte. Le dessert : une
corbeille de fruits. Il s’est pas foulé, l’enfoiré.
Mais quelque part, j’apprécie. Je n’en ai pas vu depuis
plusieurs jours. Je me délecte de deux mandarines et d'un bout
de poire. Un couple mange à côté de nous. Il
s’agit de la jeune fille qui nous a salués à la
fenêtre. Elle est avec son compagnon. Nous discutons un peu
avec eux. Eux, ils ont droit au menu du chef : viande en sauce,
pomme de terre, carottes, champignons. Les parias d’un côté,
la classe moyenne de l’autre. À la fin du repas, ils nous
proposent gentiment leurs restes. Un bref instant, ils ont l’air de
regretter leur proposition. Ils ont peur que nous nous offusquions.
Durant quelques secondes, nos visages demeurent de marbre, ne sachant
comment interpréter cette suggestion. Il est vrai que cela
nous surprend. Histoire de mœurs et d’habitudes. Leur argumentaire
final est le suivant : si vous ne les voulez pas, cela finira
dans la gamelle du setter. Et voilà : le paria, légitime
intermédiaire entre l’homme et le chien. J’ai, à
côté de moi, quelques coéquipiers affamés
qui sont temporairement prêts à tirer un trait sur leurs
principes de bienséance et de savoir-vivre. Après tout,
pourquoi pas ? Ils ont bien raison. Il ne s’agit que de
futiles petits préceptes moraux. Pour ma part, je ne touche
pas aux restes. Les autres en ont peut-être plus besoin que
moi. Nous quittons collégialement la table et remercions la
classe moyenne. En partant, notre hôte nous demande si nous
aimons les œufs, le bacon, le black pudding et les beans. Ça
nous va parfaitement. Demain matin, il nous prépare le
petit-déjeuner. Cela fait partie du deal. 10 livres par
personne pour un repas du soir et un breakfast. Un peu de moins de 15
euros. Au final, c’est pas excessif. Nous rejoignons la route, les
pensées bercées par la douce image d’un petit-déj
appétissant et copieux.
Je me couche sans adresser l’habituelle
et collective « bonne nuit ». Cette fin de
journée m’a gonflé. Une bonne nuit me fera
certainement le plus grand bien. Je me la souhaite pour moi-même.
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