Les
sangliers sont bel et bien passés cette nuit… Au réveil,
on nous conte une histoire improbable. Ça devient une
spécialité, dirait-on. Un sanglier se serait introduit
dans une tente et aurait dérobé la bourse d’un
campeur… Anecdote des plus ubuesques, mais pourtant vraie. Le
pauvre est dépossédé de tout son argent. Le
holdup du cochon sauvage. Un animal perverti par la société
de consommation. On voit de tout sur le GR : des renards
civilisés, des sangliers flambeurs. Je visualise le sanglier,
devenu star parmi les siens, claquant son flouse, siégeant sur
un trône, vêtu de dorures, d’une couronne et écoutant
Docteur
Dre en sirotant un
Mojito… Morale de l’histoire : En
Corse, évite
les placements, dépense ta bourse avant de choisir ton
emplacement ou pour toi les sangliers s’en chargeront…
1
jour, 2 étapes (enfin théoriquement)… Aujourd'hui,
nous devons partir tôt… Nous avons une bonne journée
de marche au programme… En réalité, elle sera bien
plus longue que prévue et imaginée… Et ce matin, une
fois de plus le réveil se fait en douceur… Cela m’énerve
passablement… Malgré tous mes efforts pour activer le
processus, ce dernier se déroule inlassablement de la même
manière : tranquillement, délicatement, à
la Corse… Je suis prêt depuis environ une heure… Je
patiente. Virginie fait blocus. Elle adopte une humeur ombrageuse,
revêche et massacrante afin de contrer ma manœuvre. Elle
savoure son instant : café-cigarette… Je ronge mon
frein. Ludo prend également son temps. Le réveil du
Niçois
d’adoption est difficile. Il implique un doux et lent rituel. Mais
je ne peux lui en vouloir. Déjà à l’époque
de la fac, nous avions du mal à nous synchroniser matinalement
pour le départ en covoiturage… Et je sais par avance que lui
mettre la pression ne changera rien. Ici, c’est la montagne qui
nous attend et sa patience est sans limites.
Nous
finissons par décamper. Aujourd’hui, nous avons prévu
de réaliser une étape de 12h… Banzai !!
En fait, c’est un peu moins long dans le sens sud-nord. Nous avons
décidé de sauter le refuge de Ciottulu di i Mori, pour
dormir à Tighjettu… Ce n’est pas chose aisée, mais
c’est la seule solution si nous souhaitons terminer le GR dans le
délai imparti. Nous discutons avec des randonneurs qui
viennent du nord. Ils l’ont fait. Ils ont coupé à
travers la forêt entre Tighjettu et Ciottulu di i Mori afin
d'écourter la marche. C’est bourrin, mais tout à fait
faisable… La piste qui traverse la zone boisée est visible.
Ça permet de gagner environ 1h. Allons-nous le tenter ?
Une fois de plus les opinions divergent : d’un côté
ceux qui veulent boucler le GR à tout prix, coûte que
coûte, de l’autre, ceux qui souhaitent profiter des paysages,
des bons moments et respecter le rythme de l’étape
journalière quitte à déborder ou à ne pas
terminer le trek. Un argument de taille pèse dans les
négociations : L’étape qui succède à
Ciottulu di i Mori – Tighjettu comprend la traversée du
cirque de la solitude. Il vaut mieux entreprendre cette dernière
dans de bonnes conditions physiques et psychologiques. Nous procédons
au vote et décidons de nous ranger à l’avis de la
majorité : 1 jour, 2 étapes. Nous passerons par la
forêt pour gagner un peu de temps. C’est parti !!!
Les
paysages que nous croisons en cette belle matinée sont
splendides. L’herbe est rase, de petits ruisseaux pénètrent
de part en part la plaine que nous parcourons. À la fraîche,
cette marche est très agréable. Nous longeons ensuite
des lacs magnifiques, dont le lac de Nino. Une Allemande, à la
soixantaine bien tassée, traverse ce dernier à la nage.
La température de l'eau doit avoisiner les 10°C. Nous
applaudissons mentalement la performance. La randonnée se
poursuit dans un paysage de tourbières que j’apprécie
particulièrement. Les chevaux, parfois semi-allongés,
paissent tranquillement l’herbe riche que leur offre le sol. Un
paradis sur terre, sans aucun doute. J'ai une pensée pour ma
femme et ma fille qui se plairait beaucoup ici. J’aimerais partager
ce moment avec elles. Ce sera peut-être possible un jour, quand
Lou aura pris quelques centimètres. Je songe régulièrement
à elle lorsque je croise des enfants sur le GR. J’essaye de
deviner leurs âges.
Nous
continuons notre marche. Nous évoquons Super GR : le
super héros du GR. Nous avons inventé ce personnage de
toutes pièces. Il fait 3 étapes dans la journée,
le trek en 5 jours. Il part tôt le matin, très tôt.
Il arrive rapidement au campement. Il fait sa lessive. Il est
toujours en forme. Il ne ressent aucune gêne ou douleur
musculaire. Ses jambes sont des ressorts. Plus c’est haut, plus il
rebondit. Il ne prend pas d’apéros. Il dort bien quels que
soient son environnement et les conditions météos.
Super GR ne se trompe pas de route. Super GR est le prolongement
humain du GR… Super GR est ponctuel, efficace, sans peurs, sans
reproches. Super GR a un sac parfaitement équilibré.
Chaque portion de nourriture est méticuleusement étudiée
pour répondre aux apports nutritifs nécessaires…
Super GR peut faire l’amour toute la nuit et repartir pour ses 3
étapes journalières, au matin. Super GR existe-t-il ?
Une chose est sûre : Super GR doit être chiant, au
quotidien, au final… Super GR est trop parfait…
Nous
quittons à regret ces magnifiques paysages pour redescendre
vers un col boisé, dénaturé par une route
goudronnée le scindant de part en part. Nous marchons d’abord
le long des crêtes. Puis nous arrivons à un premier col
où nous croisons deux cavaliers, s’enfonçant vers les
rocailleux sommets, fièrement campés sur leurs
destriers. Cette traversée à cheval nous semble tout
bonnement impossible. Dubitatifs, nous les laissons nous dépasser.
Alea
jacta est…
La
descente se poursuit le long d’un vallon forestier. Elle est
longue, très longue, trop longue. Nous longeons le flanc de la
montagne depuis un peu plus d’une heure et demie. Sur la route,
nous croisons un couple d’une bonne quarantaine d’années.
Le mari, talonné de quelques mètres par sa femme,
presse le pas. Elle se tord la cheville. Il l’engueule comme du
poisson pourri. Ce mec est un con… Nous nous amusons à
l’imiter dans les heures qui suivront. Le GR en couple est un beau
défi. Je ne m’y risquerai pas… À tenter pour les
tandems aventureux, solides ou sur le point de divorcer.
Nous
rejoindrons finalement le col en tout début d’après-midi.
Une petite épicerie, un parking, un hôtel-restaurant et
une route bitumée constituent l'affligeant décor de ce
lieu de perdition. Nous nous ravitaillons rapidement à
l’alimentation. Les prix pratiqués sont à peu près
identiques à ceux que l’on rencontre au niveau des refuges
sur le GR. Le trekkeur est une proie facile… Mais que fait super
GR ? Ne pourrait-il pas s’engager un peu pour la protection du
randonneur consommateur, plutôt que de laisser de telles
habitudes mercantiles s’installer ? N'ayant pas véritablement
envie de rester déjeuner à proximité de ce
triste endroit, témoignage de notre civilisation et d’un
merchandising bien rodé, nous décidons de continuer
notre chemin.… Néanmoins, il faut admettre que nous ne
crachons pas sur les quelques victuailles payées au prix fort.
Nous
mangeons un peu plus loin au bord du GR, à une demi-heure de
marche de la route goudronnée. Le repas se passe en silence.
L’ambiance est maussade. Vince et Virginie ne disent pas un mot.
J’ai l’impression qu’ils subissent la randonnée et le
choix de la majorité que nous avons effectué hier soir.
La fatigue est également présente en chacun de nous.
Demain,
nous affronterons le cirque de la solitude. C'est une source palpable
de tension. Nous avons appris, ce matin, qu’un homme a été
grièvement blessé hier en traversant ce dernier. Il a
reçu un bloc de pierre sur la tête. Il a lâché
la chaîne à laquelle il s’était accroché.
Il a fait une chute de plusieurs mètres. Il a été
évacué en hélicoptère.
Nous
continuons notre route et rejoignons une cascade magnifique. Un café
est implanté à ses pieds. Il vient admirablement
pourrir le décor. Nous y achetons des bouteilles d’eau…
Virginie a très envie de faire une pause. Une pause
café-clope. Selon moi, nous n’en avons pas le temps. Elle
insiste. Je m'entête également : on ne peut se le
permettre aujourd’hui. Elle tire la gueule. Nous continuons.
Nous
nous désengageons désormais de la piste initiale du GR.
Nous devons couper à travers la forêt de résineux
pour rejoindre Tighjettu. Nous empruntons un chemin balisé,
mais ce n’est pas le GR. Mon topoguide ne couvre pas tout
l’itinéraire que nous devons parcourir. Il nous faut
extrapoler… À un carrefour, nous choisissons de suivre la
direction d’Albertacce. Jusqu’ici, tout va bien… Mais ça,
c’était avant le drame…
Nous
continuons notre marche sur de larges pistes forestières. Nous
n’avons plus beaucoup d’eau. Nous croisons une rivière.
J’y plonge ma gourde. J’utilise ma première pastille
décontaminante. Nous marquons une pause. Virginie veut que je
lui explique l’itinéraire. Je n’ai pas la tête à
ça. Je ne me sens que peu d'aptitudes à la pédagogie,
en ce milieu d’après-midi. Il me manque, de plus, une partie
de la carte. Je ne dispose pas de l'intégralité du
tracé. En ne satisfaisant pas à sa demande, je ne fais que
l'énerver. Nous quittons le ruisseau.
L’ambiance est de plus en plus tendue. Au bout d’un moment, je pars devant. Ça me saoule. Moi aussi je vais tirer la gueule. Je marche vite et prends un chemin qui me semble être le bon. Ils me rappellent. Ils ne sont pas d’accord sur l’itinéraire. Pour moi, le sentier sur lequel ils s'engagent nous éloigne du refuge. Je ne veux pas créer d’esclandre. Je cède et emprunte le leur. Je repars devant, les précédents de quelques centaines de mètres. Nous poursuivons notre route sur une vaste allée forestière dénuée de charme. Elle a le mérite d’être facile à arpenter. À plusieurs reprises, nous croisons du gibier : biches, chevreuils, sangliers et marcassins. Je tombe également nez à nez avec un serpent. Pas de randonneurs à l’horizon. Au bout d’un certain temps, la piste se sépare à nouveau. Je propose l’un des chemins. Nous n’avons presque plus d’eau. Tout le monde est fatigué. Nous faisons une pause et mangeons quelques barres de céréales. Nous prenons mon sentier. Il ne mène nulle part. Un cul-de-sac. Je me rends compte que nous sommes allés trop loin. Beaucoup trop loin. Nous avons dépassé depuis longtemps le secteur voulu ; secteur au niveau duquel nous aurions dû remonter à travers la forêt afin de rejoindre le GR. Il est 19h. Nous avons décollé à 9h ce matin. Le refuge de Tighjettu est encore à plusieurs heures de marche.
Mais
que fait Super GR pendant tout ce temps ? Il boit certainement
une tisane, se prélassant sur son matelas, lisant un roman,
des plus
passionnants, qu’il
avait pris soin d’emmener avec lui préalablement… Les
super héros, c’est plus ce que c’était…
Fatigués, la mort dans l’âme, nous faisons demi-tour. Nous décidons de revenir sur nos pas, pour trouver un autre chemin qui nous permettrait de traverser la forêt et de regagner le GR un peu plus à l’est que prévu… Nous gravissons une colline, non sans mal. C’est du hors-piste. La végétation nous arrache les mollets. Les pierres sont instables et basculent sous nos pieds. Au bout d’une demi-heure d’ascension, nous atteignons le sommet du relief. Du haut de ce dernier, il est possible de rejoindre un escarpement rocheux… Derrière cet épaulement, nous retrouverons très probablement le GR… Nous rattrapons l'arête rocailleuse. C’est peine perdue. La descente de l’autre côté de la crête est beaucoup trop périlleuse. L’obscurité commence d’ailleurs à poindre…
Ludo
tente un solo. Il part en éclaireur. Nous l’appelons
éperdument et l’encourageons à faire demi-tour. Il ne
répond pas. Mais où est-il ? Que fait-il ? Il
me reprochait d’avoir agi dangereusement, en solitaire, il y a
quelques jours, et là, il fait exactement la même chose.
Nous patientons, comme si la montre ne jouait déjà pas
contre nous. Il réapparaît finalement au bout d’un
quart d’heure : ce passage n’est pas un passage. La crête
est infranchissable. Nous revenons sur nos pas et descendons de la
colline. Je propose à mes partenaires de prendre la direction
de l’ouest afin de traverser à un autre endroit, moins
escarpé. Ils ne sont pas de mon avis… Il est 8h30. Nous
envisageons de camper au bord du chemin et de repartir le lendemain
matin. Mais nous n’avons plus d’eau. Pas de rivière dans
ce secteur. Cette possibilité est à écarter.
Finalement,
nous filons cap à l’est pour retrouver le sentier qui nous
avait menés dans une impasse. Il nous faut regagner la vallée.
La nuit tombe. Au fond du vallon, il y a de l’eau et peut être
la civilisation. La douce civilisation que nous avons facilement
critiquée durant notre périple. Je rêve d’un
campement. Il est 21h lorsque nous rejoignons le cul-de-sac. Nous
sommes déshydratés et fatigués. Ça sent
le craquage. Nous descendons en suivant la ligne de plus grande pente
dans ce qui semble être le lit déserté d’un
ancien torrent. C’est pour nous le moyen le plus rapide d'atteindre
la vallée. C’est dangereux la déclivité est
importante, les pierres sont glissantes, il fait nuit. Soudain, nous
trouvons de l’eau. Nous remplissons nos gourdes et buvons. Nous
n’avons pas pris la peine d’utiliser les pastilles
décontaminantes. Nous ne pouvions plus attendre. Cette eau
nous fait le plus grand bien. Nous en absorbons peu, mais
suffisamment pour en ressentir les effets bénéfiques.
La descente se poursuit pendant 3 bons quarts d'heure. Elle est
ardue. Chacun de nous peut, à tout moment, craquer
nerveusement ou physiquement. La probabilité d’occurrence
d’un accident est forte. Je pense à ma femme et à ma
fille. A mon retour, j’aurai des aventures à leur conter.
Nous
regagnons une large piste forestière bordée d’une
rivière. Nous sommes heureux, sauvés en quelque sorte.
Notre niveau de stress diminue légèrement. Deux
possibilités s’offrent à nous désormais :
descendre le long du cours d'eau pour rejoindre un village, un
semblant de civilisation ou bien remonter le torrent et essayer de se
rapprocher du refuge en espérant trouver sur notre route un
emplacement adéquat pour bivouaquer. Là encore, il y a
débat. Je suis fatigué. Il faut conclure. Assez de
temps perdu en ce jour. Nous finissons par prendre la bonne décision.
Nous remontons la rivière durant un quart d’heure lorsque
nous apercevons au loin, une lueur. Alléluia... Nous sommes
sauvés… Pour aujourd’hui.
Nous
nous rapprochons du halo lumineux, tels des papillons de nuit… Il
s’agit de l'éclairage extérieur d’une maison. Nous
en appelons l’occupant. Nous sommes des randonneurs en perdition.
Il nous invite à le rejoindre. Nous devons traverser le cours
d'eau pour accéder à sa propriété. De
nuit, l’opération est périlleuse. Elle se déroule,
malgré tout, sans encombre.
Nous
lui racontons brièvement notre mésaventure. Il nous
indique que nous ne sommes pas les premières brebis égarées
qu’il héberge. Apparemment, le secteur est propice au
développement de ce type de pratiques. Il nous offre son
jardin comme spot de bivouac. C’est parfait. Nous montons les
tentes rapidement et mangeons. Il met à notre disposition sa
douche extérieure. C’est plus que sympathique de sa part et
nous n'en espérions pas autant. Il est un hôte
particulièrement agréable. Mais en cette fin de
journée, je crois même que le plus con des Corses
nous aurait semblé
être un gentilhomme. Ce soir, nous ne ferons pas de vieux os.
Je m’endors rapidement, le corps épuisé, l’esprit
divaguant au gré de la relaxante sonorité de la
rivière.
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