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JOUR 9

Les sangliers sont bel et bien passés cette nuit… Au réveil, on nous conte une histoire improbable. Ça devient une spécialité, dirait-on. Un sanglier se serait introduit dans une tente et aurait dérobé la bourse d’un campeur… Anecdote des plus ubuesques, mais pourtant vraie. Le pauvre est dépossédé de tout son argent. Le holdup du cochon sauvage. Un animal perverti par la société de consommation. On voit de tout sur le GR : des renards civilisés, des sangliers flambeurs. Je visualise le sanglier, devenu star parmi les siens, claquant son flouse, siégeant sur un trône, vêtu de dorures, d’une couronne et écoutant Docteur Dre en sirotant un Mojito… Morale de l’histoire : En Corse, évite les placements, dépense ta bourse avant de choisir ton emplacement ou pour toi les sangliers s’en chargeront…

1 jour, 2 étapes (enfin théoriquement)… Aujourd'hui, nous devons partir tôt… Nous avons une bonne journée de marche au programme… En réalité, elle sera bien plus longue que prévue et imaginée… Et ce matin, une fois de plus le réveil se fait en douceur… Cela m’énerve passablement… Malgré tous mes efforts pour activer le processus, ce dernier se déroule inlassablement de la même manière : tranquillement, délicatement, à la Corse… Je suis prêt depuis environ une heure… Je patiente. Virginie fait blocus. Elle adopte une humeur ombrageuse, revêche et massacrante afin de contrer ma manœuvre. Elle savoure son instant : café-cigarette… Je ronge mon frein. Ludo prend également son temps. Le réveil du Niçois d’adoption est difficile. Il implique un doux et lent rituel. Mais je ne peux lui en vouloir. Déjà à l’époque de la fac, nous avions du mal à nous synchroniser matinalement pour le départ en covoiturage… Et je sais par avance que lui mettre la pression ne changera rien. Ici, c’est la montagne qui nous attend et sa patience est sans limites.

Nous finissons par décamper. Aujourd’hui, nous avons prévu de réaliser une étape de 12h… Banzai !! En fait, c’est un peu moins long dans le sens sud-nord. Nous avons décidé de sauter le refuge de Ciottulu di i Mori, pour dormir à Tighjettu… Ce n’est pas chose aisée, mais c’est la seule solution si nous souhaitons terminer le GR dans le délai imparti. Nous discutons avec des randonneurs qui viennent du nord. Ils l’ont fait. Ils ont coupé à travers la forêt entre Tighjettu et Ciottulu di i Mori afin d'écourter la marche. C’est bourrin, mais tout à fait faisable… La piste qui traverse la zone boisée est visible. Ça permet de gagner environ 1h. Allons-nous le tenter ? Une fois de plus les opinions divergent : d’un côté ceux qui veulent boucler le GR à tout prix, coûte que coûte, de l’autre, ceux qui souhaitent profiter des paysages, des bons moments et respecter le rythme de l’étape journalière quitte à déborder ou à ne pas terminer le trek. Un argument de taille pèse dans les négociations : L’étape qui succède à Ciottulu di i Mori – Tighjettu comprend la traversée du cirque de la solitude. Il vaut mieux entreprendre cette dernière dans de bonnes conditions physiques et psychologiques. Nous procédons au vote et décidons de nous ranger à l’avis de la majorité : 1 jour, 2 étapes. Nous passerons par la forêt pour gagner un peu de temps. C’est parti !!!

Les paysages que nous croisons en cette belle matinée sont splendides. L’herbe est rase, de petits ruisseaux pénètrent de part en part la plaine que nous parcourons. À la fraîche, cette marche est très agréable. Nous longeons ensuite des lacs magnifiques, dont le lac de Nino. Une Allemande, à la soixantaine bien tassée, traverse ce dernier à la nage. La température de l'eau doit avoisiner les 10°C. Nous applaudissons mentalement la performance. La randonnée se poursuit dans un paysage de tourbières que j’apprécie particulièrement. Les chevaux, parfois semi-allongés, paissent tranquillement l’herbe riche que leur offre le sol. Un paradis sur terre, sans aucun doute. J'ai une pensée pour ma femme et ma fille qui se plairait beaucoup ici. J’aimerais partager ce moment avec elles. Ce sera peut-être possible un jour, quand Lou aura pris quelques centimètres. Je songe régulièrement à elle lorsque je croise des enfants sur le GR. J’essaye de deviner leurs âges.

Nous continuons notre marche. Nous évoquons Super GR : le super héros du GR. Nous avons inventé ce personnage de toutes pièces. Il fait 3 étapes dans la journée, le trek en 5 jours. Il part tôt le matin, très tôt. Il arrive rapidement au campement. Il fait sa lessive. Il est toujours en forme. Il ne ressent aucune gêne ou douleur musculaire. Ses jambes sont des ressorts. Plus c’est haut, plus il rebondit. Il ne prend pas d’apéros. Il dort bien quels que soient son environnement et les conditions météos. Super GR ne se trompe pas de route. Super GR est le prolongement humain du GR… Super GR est ponctuel, efficace, sans peurs, sans reproches. Super GR a un sac parfaitement équilibré. Chaque portion de nourriture est méticuleusement étudiée pour répondre aux apports nutritifs nécessaires… Super GR peut faire l’amour toute la nuit et repartir pour ses 3 étapes journalières, au matin. Super GR existe-t-il ? Une chose est sûre : Super GR doit être chiant, au quotidien, au final… Super GR est trop parfait…

Nous quittons à regret ces magnifiques paysages pour redescendre vers un col boisé, dénaturé par une route goudronnée le scindant de part en part. Nous marchons d’abord le long des crêtes. Puis nous arrivons à un premier col où nous croisons deux cavaliers, s’enfonçant vers les rocailleux sommets, fièrement campés sur leurs destriers. Cette traversée à cheval nous semble tout bonnement impossible. Dubitatifs, nous les laissons nous dépasser. Alea jacta est…



La descente se poursuit le long d’un vallon forestier. Elle est longue, très longue, trop longue. Nous longeons le flanc de la montagne depuis un peu plus d’une heure et demie. Sur la route, nous croisons un couple d’une bonne quarantaine d’années. Le mari, talonné de quelques mètres par sa femme, presse le pas. Elle se tord la cheville. Il l’engueule comme du poisson pourri. Ce mec est un con… Nous nous amusons à l’imiter dans les heures qui suivront. Le GR en couple est un beau défi. Je ne m’y risquerai pas… À tenter pour les tandems aventureux, solides ou sur le point de divorcer.
Nous rejoindrons finalement le col en tout début d’après-midi. Une petite épicerie, un parking, un hôtel-restaurant et une route bitumée constituent l'affligeant décor de ce lieu de perdition. Nous nous ravitaillons rapidement à l’alimentation. Les prix pratiqués sont à peu près identiques à ceux que l’on rencontre au niveau des refuges sur le GR. Le trekkeur est une proie facile… Mais que fait super GR ? Ne pourrait-il pas s’engager un peu pour la protection du randonneur consommateur, plutôt que de laisser de telles habitudes mercantiles s’installer ? N'ayant pas véritablement envie de rester déjeuner à proximité de ce triste endroit, témoignage de notre civilisation et d’un merchandising bien rodé, nous décidons de continuer notre chemin.… Néanmoins, il faut admettre que nous ne crachons pas sur les quelques victuailles payées au prix fort.
Nous mangeons un peu plus loin au bord du GR, à une demi-heure de marche de la route goudronnée. Le repas se passe en silence. L’ambiance est maussade. Vince et Virginie ne disent pas un mot. J’ai l’impression qu’ils subissent la randonnée et le choix de la majorité que nous avons effectué hier soir. La fatigue est également présente en chacun de nous.


Demain, nous affronterons le cirque de la solitude. C'est une source palpable de tension. Nous avons appris, ce matin, qu’un homme a été grièvement blessé hier en traversant ce dernier. Il a reçu un bloc de pierre sur la tête. Il a lâché la chaîne à laquelle il s’était accroché. Il a fait une chute de plusieurs mètres. Il a été évacué en hélicoptère.

Nous continuons notre route et rejoignons une cascade magnifique. Un café est implanté à ses pieds. Il vient admirablement pourrir le décor. Nous y achetons des bouteilles d’eau… Virginie a très envie de faire une pause. Une pause café-clope. Selon moi, nous n’en avons pas le temps. Elle insiste. Je m'entête également : on ne peut se le permettre aujourd’hui. Elle tire la gueule. Nous continuons.

Nous nous désengageons désormais de la piste initiale du GR. Nous devons couper à travers la forêt de résineux pour rejoindre Tighjettu. Nous empruntons un chemin balisé, mais ce n’est pas le GR. Mon topoguide ne couvre pas tout l’itinéraire que nous devons parcourir. Il nous faut extrapoler… À un carrefour, nous choisissons de suivre la direction d’Albertacce. Jusqu’ici, tout va bien… Mais ça, c’était avant le drame…


Nous continuons notre marche sur de larges pistes forestières. Nous n’avons plus beaucoup d’eau. Nous croisons une rivière. J’y plonge ma gourde. J’utilise ma première pastille décontaminante. Nous marquons une pause. Virginie veut que je lui explique l’itinéraire. Je n’ai pas la tête à ça. Je ne me sens que peu d'aptitudes à la pédagogie, en ce milieu d’après-midi. Il me manque, de plus, une partie de la carte. Je ne dispose pas de l'intégralité du tracé. En ne satisfaisant pas à sa demande, je ne fais que l'énerver. Nous quittons le ruisseau.



L’ambiance est de plus en plus tendue. Au bout d’un moment, je pars devant. Ça me saoule. Moi aussi je vais tirer la gueule. Je marche vite et prends un chemin qui me semble être le bon. Ils me rappellent. Ils ne sont pas d’accord sur l’itinéraire. Pour moi, le sentier sur lequel ils s'engagent nous éloigne du refuge. Je ne veux pas créer d’esclandre. Je cède et emprunte le leur. Je repars devant, les précédents de quelques centaines de mètres. Nous poursuivons notre route sur une vaste allée forestière dénuée de charme. Elle a le mérite d’être facile à arpenter. À plusieurs reprises, nous croisons du gibier : biches, chevreuils, sangliers et marcassins. Je tombe également nez à nez avec un serpent. Pas de randonneurs à l’horizon. Au bout d’un certain temps, la piste se sépare à nouveau. Je propose l’un des chemins. Nous n’avons presque plus d’eau. Tout le monde est fatigué. Nous faisons une pause et mangeons quelques barres de céréales. Nous prenons mon sentier. Il ne mène nulle part. Un cul-de-sac. Je me rends compte que nous sommes allés trop loin. Beaucoup trop loin. Nous avons dépassé depuis longtemps le secteur voulu ; secteur au niveau duquel nous aurions dû remonter à travers la forêt afin de rejoindre le GR. Il est 19h. Nous avons décollé à 9h ce matin. Le refuge de Tighjettu est encore à plusieurs heures de marche.

Mais que fait Super GR pendant tout ce temps ? Il boit certainement une tisane, se prélassant sur son matelas, lisant un roman, des plus passionnants, qu’il avait pris soin d’emmener avec lui préalablement… Les super héros, c’est plus ce que c’était…

Fatigués, la mort dans l’âme, nous faisons demi-tour. Nous décidons de revenir sur nos pas, pour trouver un autre chemin qui nous permettrait de traverser la forêt et de regagner le GR un peu plus à l’est que prévu… Nous gravissons une colline, non sans mal. C’est du hors-piste. La végétation nous arrache les mollets. Les pierres sont instables et basculent sous nos pieds. Au bout d’une demi-heure d’ascension, nous atteignons le sommet du relief. Du haut de ce dernier, il est possible de rejoindre un escarpement rocheux… Derrière cet épaulement, nous retrouverons très probablement le GR… Nous rattrapons l'arête rocailleuse. C’est peine perdue. La descente de l’autre côté de la crête est beaucoup trop périlleuse. L’obscurité commence d’ailleurs à poindre…



Ludo tente un solo. Il part en éclaireur. Nous l’appelons éperdument et l’encourageons à faire demi-tour. Il ne répond pas. Mais où est-il ? Que fait-il ? Il me reprochait d’avoir agi dangereusement, en solitaire, il y a quelques jours, et là, il fait exactement la même chose. Nous patientons, comme si la montre ne jouait déjà pas contre nous. Il réapparaît finalement au bout d’un quart d’heure : ce passage n’est pas un passage. La crête est infranchissable. Nous revenons sur nos pas et descendons de la colline. Je propose à mes partenaires de prendre la direction de l’ouest afin de traverser à un autre endroit, moins escarpé. Ils ne sont pas de mon avis… Il est 8h30. Nous envisageons de camper au bord du chemin et de repartir le lendemain matin. Mais nous n’avons plus d’eau. Pas de rivière dans ce secteur. Cette possibilité est à écarter.


Finalement, nous filons cap à l’est pour retrouver le sentier qui nous avait menés dans une impasse. Il nous faut regagner la vallée. La nuit tombe. Au fond du vallon, il y a de l’eau et peut être la civilisation. La douce civilisation que nous avons facilement critiquée durant notre périple. Je rêve d’un campement. Il est 21h lorsque nous rejoignons le cul-de-sac. Nous sommes déshydratés et fatigués. Ça sent le craquage. Nous descendons en suivant la ligne de plus grande pente dans ce qui semble être le lit déserté d’un ancien torrent. C’est pour nous le moyen le plus rapide d'atteindre la vallée. C’est dangereux la déclivité est importante, les pierres sont glissantes, il fait nuit. Soudain, nous trouvons de l’eau. Nous remplissons nos gourdes et buvons. Nous n’avons pas pris la peine d’utiliser les pastilles décontaminantes. Nous ne pouvions plus attendre. Cette eau nous fait le plus grand bien. Nous en absorbons peu, mais suffisamment pour en ressentir les effets bénéfiques. La descente se poursuit pendant 3 bons quarts d'heure. Elle est ardue. Chacun de nous peut, à tout moment, craquer nerveusement ou physiquement. La probabilité d’occurrence d’un accident est forte. Je pense à ma femme et à ma fille. A mon retour, j’aurai des aventures à leur conter.
Nous regagnons une large piste forestière bordée d’une rivière. Nous sommes heureux, sauvés en quelque sorte. Notre niveau de stress diminue légèrement. Deux possibilités s’offrent à nous désormais : descendre le long du cours d'eau pour rejoindre un village, un semblant de civilisation ou bien remonter le torrent et essayer de se rapprocher du refuge en espérant trouver sur notre route un emplacement adéquat pour bivouaquer. Là encore, il y a débat. Je suis fatigué. Il faut conclure. Assez de temps perdu en ce jour. Nous finissons par prendre la bonne décision. Nous remontons la rivière durant un quart d’heure lorsque nous apercevons au loin, une lueur. Alléluia... Nous sommes sauvés… Pour aujourd’hui.
Nous nous rapprochons du halo lumineux, tels des papillons de nuit… Il s’agit de l'éclairage extérieur d’une maison. Nous en appelons l’occupant. Nous sommes des randonneurs en perdition. Il nous invite à le rejoindre. Nous devons traverser le cours d'eau pour accéder à sa propriété. De nuit, l’opération est périlleuse. Elle se déroule, malgré tout, sans encombre.

Nous lui racontons brièvement notre mésaventure. Il nous indique que nous ne sommes pas les premières brebis égarées qu’il héberge. Apparemment, le secteur est propice au développement de ce type de pratiques. Il nous offre son jardin comme spot de bivouac. C’est parfait. Nous montons les tentes rapidement et mangeons. Il met à notre disposition sa douche extérieure. C’est plus que sympathique de sa part et nous n'en espérions pas autant. Il est un hôte particulièrement agréable. Mais en cette fin de journée, je crois même que le plus con des Corses nous aurait semblé être un gentilhomme. Ce soir, nous ne ferons pas de vieux os. Je m’endors rapidement, le corps épuisé, l’esprit divaguant au gré de la relaxante sonorité de la rivière.

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