-C’est le comble quand même !
J’acquiesce :
-C’est risible en effet.
-Selon la carte, on devait pouvoir passer par là, explique une nouvelle fois Philippe.
Ça l’embête un peu d’être à l’origine de cette bévue de la matinée. Pour continuer notre périple, notre carte présentait un second chemin qui paraissait plus intéressant que la route principale que l’on suivait la veille. Longeant chacun la rivière d’un côté différent, ces deux itinéraires étaient censés se rejoindre du côté de la route principale. Malheureusement, contrairement au tracé de la carte, il n’a jamais été possible de traverser la rivière et notre progression s’est interrompue subitement face au cours d’eau. C’est la première fois que nous nous trompons de chemin et cela arrive au moment où l’orientation est la plus facile. L’étape du jour étant relativement courte, nous relativisons avec humour ce premier échec au moment de passer devant le camping de la veille :
-On pourrait s’arrêter boire des pintes ?
-Une bande de soiffards a complètement vidé les réserves.
-Pas complètement, j’ai redonné deux bières ce matin, confesse Laurent.
-Sacrilège !
-Inconscient !
-Comment expliques-tu cet acte impardonnable ? questionne Guillaume.
-J’allais pas m’alourdir d’un kilo de bières…
-Tu as changé Laurent, soulève Philippe.
Cet interlude comique nous conduit au départ de la route principale, là où notre étape aurait dû démarrer une demi-heure plus tôt.
Nous comprenons très rapidement les motivations de Philippe lorsqu’il nous a proposé un chemin secondaire : Nous avançons sur une route montagneuse composées de roches aux reflets sombres. Heureusement, les seules traces restantes de la pluie de la veille sont quelques flaques d’eau que nous devons contourner. Ce terrain peu passionnant est plongé au cœur de chaînes de montagnes qui coupent irrémédiablement notre champ de vision vers l’horizon. Cela nous ramène une fois de plus à notre condition d’humain, minuscule être face à la nature. C’est l’occasion pour Fred de nous gratifier d’une leçon de géologie à laquelle seul Guillaume semble vraiment réceptif. Nous savons qu’il souhaiterait secrètement devenir « Mac Rock » mais nous lui rappelons qu’au fond de notre cœur, il demeurera toujours « Mac Love ».
Nous passons au niveau de l’impasse rencontrée de l’autre côté de la rivière et cela constitue une première victoire. Nous continuons notre lancée en bavardant par groupes de deux ou trois. En poursuivant ainsi, nous devrions atteindre dans quelques heures le point de départ amorcé deux jours auparavant et terminer ainsi la première partie de la randonnée. La partie qui devait constituer un entraînement avant l’ascension du Mont Kazbek.
Nous finissons par croiser des minibus qui déposent des touristes chinois. Nous sommes alors tentés d’écourter notre marche ennuyeuse au profit d’un départ imminent vers Stephantsminda où nous devons passer la nuit. Les tarifs peu élevés d’un chauffeur finissent de nous convaincre. Nous nous installons à bord d’un véhicule qui peut nous conduire jusqu’à notre destination où nous devons rejoindre les guides qui nous accompagneront jusqu’au Kazbek.
Nous dépassons l’endroit où le taxi fou nous avait déposés pour le départ du trek en ayant le sentiment d’avoir passé beaucoup plus de temps que trois jours dans les montagnes géorgiennes. Je somnole environ une heure et je me réveille alors que nous entrons dans Stéphantsminda.
L’endroit s’apparente à un grand village de randonneurs, construit autour d’une place surplombée par le sommet du Mont Kazbek qu’il est possible d’apercevoir quand la vue est dégagée. Notre road trip se transforme en véritable visite touristique dans les rues du village. Bien qu’empli de bonne volonté, notre conducteur a énormément de difficulté à comprendre les indications de Laurent qui s’est occupé de la réservation du logement où nous devons passer la nuit. Sa méconnaissance de l’anglais n’aide en rien et malgré un appel à sa sœur qui fit office d’interprète, il ne parvient pas à nous déposer à bon port. Nous décidons de mettre un terme aux allers-retours dans les ruelles et nous quittons le véhicule, déterminés à trouver le logement par nos propres moyens. Après tout, si nous sommes capables de nous repérer dans les reliefs sauvages géorgiens, nous devrions avoir aucun mal à trouver nos hôtes.
Dans les faits, la tâche se révèle plus ardue qu’elle n’y paraît. Nous multiplions les introductions dans les maisons dont les propriétaires nous expliquent que nous faisons fausse route. Les locaux ne semblent pas connaître le lieu que nous leur indiquons et Laurent ne retrouve pas les coordonnées de nos hôtes. Comme lorsque nous nous retrouvons confrontés à un obstacle pendant une étape de randonnée, il demeure calme et confiant. Selon les cas, cela peut être perçu par une certaine nonchalance ou alors de la force tranquille. Je pense personnellement que c’est un peu des deux. Et le fait qu’il mette régulièrement en lumière l’issue la plus défavorable à laquelle peut conduire un problème rencontré provient de son sens de l’humour plutôt que d’un pessimisme assumé.
Après avoir piétinés près d’une heure et bien aidés par la tablette de Ludo qui nous sert de carte interactive, nous atteignons enfin notre objectif. Nos difficultés rencontrées avec la topographie du village laissent place à des négociations avec nos hôtes car ils désirent nous laisser à disposition moins de chambres que ce qui était prévu dans l’offre sur laquelle ils s’étaient engagés. Cette journée qui ne devait être qu’une simple formalité prend des airs de parcours du combattant mais nous finissons par avoir gain de cause.
Après avoir installé nos affaires et réalisé une lessive et toilette précaires, nous estimons mériter une pause et nous prenons place sur la terrasse d’un restaurant. Le choix de la carte est généreux et nous sommes encore hésitants au moment où la serveuse vient prendre nos commandes. C’est Philippe qui se lance le premier :
-Alors, moi je vais prendre ce plat-là et celui-ci aussi !
-Je vais prendre la même chose, annonce Laurent.
-Moi je vais prendre uniquement cette assiette, indique Ludo en désignant une photo du menu.
-Je vais prendre une tourte en entrée et une soupe aux champignons après. Il paraît que leurs soupes sont excellentes, explique Guillaume.
-Ah c’est pas con la tourte en entrée ! Je vais en prendre une au fromage et après je vais prendre des grillades de bœuf.
Je me sers du menu pour expliquer cela à la serveuse qui semble légèrement confuse. Philippe coupe Fred :
-Je vais prendre des frites aussi.
-Ha ça me dirait bien aussi des frites, surenchérit Laurent.
-Sinon, on peut partager une portion de frites, propose Philippe.
-Ah oui, pas bête… Je vais pas prendre de frites finalement !
Fred termine d’achever la serveuse :
-Je vais prendre comme Jimmy, une tourte au fromage mais des grillades de veau après.
Le regard de la serveuse est médusé. Elle nous explique :
-One plate per person is enough. The quantity is big.
-Faites-leur confiance, tente de la rassurer Ludo en anglais.
Elle repart dépitée en cuisine, non sans nous servir une tournée de pintes de bières au préalable.
Ce moment au restaurant fait office de véritable césure dans notre randonnée, entre le trek dans les montagnes que nous venons de terminer et l’ascension du Mont Kazbek qui nous tend les bras. Contrairement aux repas dans la nature où nous rationnons notre nourriture, nous n’hésitons pas à partager nos plats pour faire goûter aux autres ces saveurs nouvelles. Après avoir terminé la totalité de nos plats sous les yeux impressionnés des clients et de l’équipe du restaurant, nous prolongeons cet instant en traînant sur nos tables mais nous sommes rattrapés par nos obligations.
L’heure du rendez-vous avec les guides qui doivent nous mener jusqu’au Mont Kazbek est arrivée. Ne prenant à la légère les dangers comportant l’ascension d’une telle montagne, nous avons décidé de recourir aux services de guides pour la suite du trek. Nous les rejoignons à notre domicile où ils effectuent une revue de notre équipement. Le plus jeune d’entre eux, Michal (se prononce « Michow »), soumet les différentes pièces de notre matériel au regard patibulaire de David qui doit approcher de la quarantaine. Une fois tout le monde passé devant leur jugement, leur verdict est sans appel : Selon eux, nous ne pourrons pas survivre en haute montagne avec notre matériel. Pour ma part, ma polaire n’est pas suffisamment chaude et mes chaussures et mon pantalon ne sont pas imperméables à la neige. C’est une claque pour la plupart d’entre nous, car cela va faire grimper le budget prévu pour le matériel de location qui ne devait contenir qu’un casque, un piolet, des étriers et des crampons.
Nous avons envie de leur faire confiance, mais nous suspectons quand même que leurs recommandations soient motivées par l’envie de nous faire dépenser plus d’argent. Nous décidons au final de leur faire confiance pour éviter d’avoir des regrets en plein milieu du parcours. En revanche, nous les envoyons balader lorsqu’ils nous proposent de louer un cheval afin de monter nos sacs au camp de base où nous ferons étape avant la montée finale pour la modique somme de cent euros.
Après un détour dans les commerces permettant à certains de faire le plein de provisions, nous nous rendons au magasin de location de matériel. « Magasin » est un bien grand mot puisqu’il s’agit en fait d’un hangar désaffecté dans lequel une équipe de géorgiens a élu domicile pour leurs activités professionnelles.
Cette séance d’essayage est l’occasion pour nous d’éprouver l’organisation ou plutôt la désorganisation géorgienne. Alors que plusieurs personnes sont présentes dans leur équipe, seule l’une d’entre elle semble habilitée à pouvoir nous faire essayer leur matériel tandis qu’une dame âgée antipathique enregistre nos informations. Le matériel de location a déjà bien servi et certaines pièces font peine à voir comme les chaussures proposées à Guillaume qui ressemblent davantage à des chaussures de ski qu’à des chaussures de randonnée. Le prix est exorbitant et la séance traîne en longueur puisqu’après deux heures en leur compagnie, tout le monde n’a pas récupéré son équipement. Tout cela finit par avoir raison de ma bonne humeur. Je partage ma frustration aux autres qui me congédient.
Je rentre au logement avec l’espoir de contacter Naama grâce à la connexion internet du logement mais nous ne parvenons pas à établir le contact. Cela achève complètement mon moral et je suis assailli par une fatigue soudaine. Quand les autres arrivent, je viens juste de m’allonger dans le lit. C’est Philippe, avec qui je partage la chambre qui vient vers moi :
-Ça va Jim ? On va boire un coup avec les autres dans un bar. Tu veux venir ?
-Je ne me sens pas très bien, je préfère passer mon tour pour cette fois.
-Ok, pas de problèmes. T’es sûr que ça va ?
-Ouais, c’est juste un coup de fatigue.
Il me salue au moment d’éteindre la lumière de la chambre, me laissant seul pour trouver le sommeil. Mais il ne vient pas. Contrairement aux douleurs aigües qui attaquent soudainement mon estomac. Je devine alors que quelque chose ne passe pas au niveau de mon transit intestinal et je me rue aux toilettes. Ce qui s’y passe là-bas est à l’opposé des panoramas magnifiques et ne vaut pas la peine d’être détaillé ici.
Je multiplie les allers-retours entre mon lit et la cuvette des toilettes en ayant à chaque passage une nouvelle théorie sur la raison de mon mal-être : une tourista provoquée par le repas du midi ? Un virus transmis par Guillaume ou Ludo qui ont souffert d’un mal similaire pendant la première partie de la randonnée ? Ou bien l’ingestion des petits vers noirs que nous avons aperçus dans nos réserves d’eau ?
Une fois complètement vidé, je tombe de fatigue sans avoir trouvé la réponse à ces questionnements.
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