Un certain soulagement m’envahit lorsque la sonnerie du réveil gagne mes oreilles. Mon sommeil n’a pas été perturbé par d’autres allers-retours aux toilettes pendant la nuit. Et même si je n’ai pas vraiment d’appétit, je ne me sens pas si mal. Je dois sans doute beaucoup à l’imodium ingurgité la veille. J’évite donc soigneusement de nourrir mon estomac maladif et je me concentre sur la préparation de mon nouveau paquetage.
En effet, pour pouvoir accueillir l’équipement de location, nous avons décidé de laisser une partie de nos affaires chez les habitants en échange de quelques laris. Seul le minimum vital est autorisé afin d’alléger ma charge le plus possible au moment de l’ascension. Alors que je ferme mon sac, Guillaume pénètre dans la chambre. Je lui lance :
-Prêt ?
-Je ne vais pas venir avec vous…
Mon visage trahit ma surprise même si une partie de moi redoutait cette décision :
-Tu le sens pas ?
-Non… J’ai l’impression de subir le trek depuis qu’on a quitté Tbilisi. J’ai pu vous suivre jusqu’à présent mais il y a trois mille mètres de dénivelé pour atteindre le Kazbek.
Il me montre les chaussures qu’il a dans les mains :
-Et puis ces chaussures de ski ont fini de me convaincre.
-Je suis déçu que tu nous quittes mais je comprends… Tu vas faire quoi ?
-Je sais pas trop… Me reposer, ça va me faire du bien. Peut-être que je peux faire quelques randonnées dans le coin avec moins de dénivelé. Si vous restez un peu au camp de base et que ça va mieux pour moi, je pourrai peut-être vous rejoindre.
-Ce serait top !
Notre échange est interrompu par l’arrivée des guides dans le logement. Il est l’heure pour nous de dire au revoir à Guillaume. La scène prend des airs d’adieu, c’est la première fois que la Mac Team perd un membre en cours de route :
-Ne vous faites pas bouffer par les jeunes Ludo et Fred.
-Ca ira, ne noie pas ton chagrin dans le vin géorgien de ton côté.
-Je vais essayer. Veillez sur Laurent aussi. Il est jeune encore.
-Hé ! C’est Jim le plus jeune ! Tu ferais mieux de t’inquiéter pour le tarp de Philippe !
-Mon tarp est préparé pour cette épreuve. Il est préparé pour tout d’ailleurs.
-On t’attend demain soir au camp de base Guillaume, finis-je par conclure.
Nous saluons chaleureusement Guillaume avant de grimper à bord des pickups qui doivent nous conduire au départ de la randonnée. Les routes sinueuses que nous empruntons sont fréquemment accidentées mais cela n’arrête pas nos véhicules. La journée qui nous attend est composée de mille cinq cents mètres de dénivelé et devrait nous mener jusqu’au camp de base où nous devons passer la nuit. Le camp de base constitue la dernière étape avant l’escalade vers le Mont Kazbek. Il est juché à trois mille cinq cents mètres de hauteur et nous devrions y recevoir une formation à l’alpinisme ainsi qu’une acclimatation à l’altitude afin d’être complètement préparés.
Pour l’heure, nous quittons les véhicules qui nous ont ballotés sur la durée du trajet et nous sommes impatients d’en découdre. Situés sur une petite bute qui surplombe une sorte d’église que nous pouvions entrevoir en levant les yeux vers la montagne depuis Stephantsminda, nous immortalisons le départ avec quelques photos et vidéos.
Alors que les pickups s’éloignent de nous, nous commençons à marcher. Mes muscles sont surpris d’être autant sollicités si vite. Il n’y a pas de tour d’échauffement, le chemin qui trace une gorge au milieu d’un bosquet monte drastiquement. Je mesure la faible distance parcourue à la sortie du bois en posant mon regard sur l’église et je comprends alors que la journée va être longue. La pensée de Guillaume en train de siroter une bière sur une terrasse m’assaille. Il est de toute façon beaucoup trop tôt pour consommer de l’alcool…
Alors que nous progressons au travers de collines qui ondulent vers le sommet, nous sommes étonnés par l’allure des guides. Leur pas est très lent et nous n’éprouvons pas de difficulté à les suivre. Cela ne les empêche pas de marquer rapidement un temps d’arrêt. C’est l’occasion pour nous d’échanger nos théories sur ce début de randonnée :
-Peut-être qu’ils ne sont pas si bons que ça ?
-Peut-être que ce sont des brêles ? surenchérit Laurent.
-Je pense qu’ils savent ce qu’ils font, tempère Fred.
-Ils doivent s’économiser pour la suite, continue d’expliquer Ludo.
Nous ne sommes pas habitués à adopter une telle stratégie, mais je dois reconnaître que le chemin parcouru jusqu’ici n’a pas trop éreinté mon énergie, et ce malgré ma tourista qui demeure discrète.
Nous reprenons la route en file indienne. Michal qui mène la marche s’avère affable et se retourne régulièrement vers nous pour nous expliquer certaines choses sur l’environnement rocailleux qui nous entoure ou pour plaisanter. David, dernier du groupe, a l’air moins à l’aise avec l’anglais et se tient plus souvent à l’écart, gardant à distance la fumée qui s’échappe de ses cigarettes.
Un plateau plus verdoyant nous accueille à la sortie d’une dernière montée ardue. L’atmosphère se fait plus lourde, chargé d’humidité se matérialisant sous la forme d’un brouillard épais qui raccourcit notre champ de vision. Nos pas croisent ceux qui descendent et qui en ont fini avec la montagne. Sont-ils parvenus au sommet ou bien leurs pieds traînants trahissent-ils leur échec ? Et nous, où en serons-nous d’ici trois jours ?
Quelques stèles, preuves de la mort de randonneurs malchanceux, essayent d’atteindre notre moral sans succès. C’est l’apparition d’une pluie soudaine, synonyme d’interruption de notre pause-déjeuner qui pâtit sur notre humeur. Mon estomac reste vide alors qu’il quémandait enfin quelque nourriture pour l’alimenter. Les gouttes d’eau qui perlent sur nos manteaux et qui tentent de s’insinuer à travers nos couches représentent un obstacle permanent à notre progression. Nos coupe-vents fendent l’air au gré de notre rythme qui se veut plus soutenu, comme si nous cherchions à semer ces giboulées persistantes. La pensée de Guillaume sur sa terrasse, accompagné de plusieurs pintes, réapparaît plus forte mais j’essaye de la maintenir le plus loin possible de mon esprit trempé.
Le sentier se resserre en traversant de menues collines. Avec la pluie, le brouillard s’est épaissi et les obstacles patientent davantage avant d’apparaître dans notre champ de vision. Je calme mon appétit en engloutissant sans m’arrêter une barre de céréales.
Nous finissons par laisser derrière nous l’averse pour déboucher devant un glacier. Le chemin s’arrête subitement au pied de l’étendue blanche et Michal nous informe que c’est le moment d’utiliser notre matériel d’alpinisme. J’appréhende ces nouveaux objets et j’ai l’impression d’être aussi à l’aise qu’un enfant qui s’habille pour la première fois au moment de m’équiper. Philippe me fait remarquer que mon baudrier est à l’envers avant que David ne vienne à mon secours pour lacer mes crampons. Je peine également avec mon casque, ignorant s’il est préférable de le loger en dessous ou par-dessus ma capuche. Une fois dépatouillé, je brandis fièrement mon piolet mais Michal m'explique alors que nous n’en aurons pas besoin pour ce qui nous attend.
Ce qui nous attend constitue en fait la dernière étape avant le camp de base. Cette heureuse surprise me redonne un peu le moral, même si le glacier qui nous domine modère ma joie.
Nos pieds ne perdent pas de temps pour fouler la neige dure. Je crois que tout le monde est pressé d’en finir avec cette journée. Les guides insistent pour que nous respections la règle de la file indienne pendant l’ascension afin d’éviter une chute inopinée dans un trou camouflé par la neige. Il me faut plusieurs minutes pour être à l’aise avec les crampons. Pour qu’ils soient véritablement efficaces, il faut poser le pied au sol avec une certaine inclinaison. Quand il faut prendre aussi en compte l’angle de la pente, cela devient plus difficile de mettre un pied devant l’autre qu’après une soirée bien arrosée.
Lorsque mon équilibre se stabilise, je découvre pleinement le paysage qui m’entoure. Je suis submergé par une vague de blanc qui est distillé un peu partout sur les roches brunes des montagnes. Il y en a à perte de vue autour de moi et quand j’essaye de m’en détourner en levant les yeux au ciel, c’est celui des montagnes qui nous encerclent qui vient me cueillir. Ce n’est pas un blanc lumineux, chaleureux ou rassurant. Non, ce blanc-là est brut, implacable et sans vie. Il me donne l’impression d’entrer dans un nouveau territoire, plus hostile à notre présence que l’Ossétie du Sud. Je mesure alors l’ampleur de la tâche qui nous attend. Ce blanc va être à nos côtés pour la suite du voyage et risque d’être plus handicapant qu’un sac trop chargé ou qu’une ampoule au pied. N’est-ce pas le moment de faire demi-tour et de rejoindre Guillaume sur sa terrasse ? Mon estomac qui crie famine ne contribue pas à me remonter le moral. Je suis péniblement David et Philippe à la tête du groupe. Ils ne doivent pas partager ma torpeur du moment car Philippe a toujours les ressources pour poser des questions au guide qui a toujours celles de lui répondre :
-How the horse can walk on the ice ?
-The horses ?
Et alors que Philippe reformule sa question, David manque de me faire tomber en s’arrêtant brutalement pour invectiver Philippe :
-We said you that you can take a horse to carry your bag !
En difficulté avec l’anglais, le guide n’a pas compris la question de Philippe. Il est persuadé qu’il lui demande pourquoi nous n’utilisons pas de chevaux.Dans un autre moment, je me serais sans doute amusé de la circonspection de Philippe devant l’incompréhension du guide. Mais mon moral est beaucoup trop sapé pour profiter de la scène cocasse et au lieu de venir à la rescousse de Philippe, je préfère grommeler dans mon coin et haïr les chevaux porteurs de sac. Philippe finit par éclaircir ses propos et nous reprenons notre chemin.
Au fur et à mesure de l’ascension, je remarque que je suis en fait en décalage avec tout le monde. Les autres s’émerveillent de l’expérience singulière que nous sommes en train de vivre et ce constat plombe un peu plus ma motivation, en supposant que cela soit encore possible.
C’est en bon dernier que j’accède au chemin de caillasse, synonyme de fin du glacier. Mais mon supplice n’est pas tout à fait terminé. Une ultime montée veut achever mes articulations déjà mises à rude épreuve pendant toute la journée. Le terrain est tellement encombré de débris de pierre qu’il est difficile d’y percevoir un sentier. Et pourtant, il faut bien slalomer entre les cailloux pour espérer atteindre le tant espéré refuge. Heureusement, cette dernière étape se révèle assez courte par rapport aux montées croisées jusque-là.
Enfin, le camp de base nous tend les bras. Mais la vision de l’objectif tant attendu n’a rien de rassurant. Il se décompose en deux parties diamétralement opposées. D’un côté, un large bâtiment austère respecte sa définition la plus basique : quatre murs aux angles droits et taillés pour résister à la plus impitoyable des tempêtes. Il fait face à une vingtaine de tentes, éparpillées sur le seul plateau des environs. La diversité de leurs couleurs donne à l’ensemble des allures de guirlande de noël.
Les guides nous emboîtent le pas. Ils retrouvent vite leurs repères et comme des locaux qui feraient visiter leur ville à des étrangers, ils nous expliquent ce qu’il faut savoir sur le lieu. Nous pouvons dormir dans le refuge ou ajouter nos tentes à celles déjà plantées. Il existe également des tentes quatre saisons plus robustes que nos tentes légères qu’il est possible de louer. Nous choisissons la solution la plus économique et nous optons pour nos bonnes vieilles tentes que nous avons amenées avec nous. L’air est frais mais il n’y a pas de gros nuages à l’horizon. Nous décidons avec Laurent de partager sa tente afin de réchauffer nos corps pendant la nuit froide qui nous attend. Je monte toute de même difficilement ma tente sur les caillasses qui servent de terrain de camping afin de regrouper nos sacs à l’intérieur. Contraints par l’espace occupé par les randonneurs déjà présents, nous nous éparpillons pour monter nos bivouacs avant de nous regrouper à l’intérieur du camp de base.
Il est difficile d’évoluer dans ce lieu bondé de personnes en quête de chaleur mais nous parvenons tout de même à gagner la cuisine. La pièce composée d’un comptoir et de trois larges tables est également prise d’assaut. Impossible de trouver une place libre et nous n’osons déranger personne tels des élèves faisant des premiers pas dans une nouvelle école. David devine notre désarroi et nous vient en aide en chassant des occupants dont le repas est terminé :
-The rule is thirty minutes, no more.
Nous prenons place et installons nos popotes. Ce premier moment de confort nous redonne le sourire. Nous émettons des hypothèses sur l’histoire du lieu et nous commentons la journée que nous venons de vivre. Je me confesse le premier :
-J’étais au bout du rouleau.
-J’en pouvais plus non plus, me rassure Laurent.
-On comprend mieux pourquoi ils n’allaient pas vite au début, rappelle Ludo.
Fred ne peut s’empêcher d’ajouter :
-Ouais mais ce sont des branleurs, leurs sacs sont quasiment vides à côté des nôtres.
Cette dernière phrase nous fait décrocher quelques rires mais nous nous arrêtons immédiatement lorsque nous remarquons que les guides nous ont rejoints. Philippe brise le silence qui s’est installé :
-Ils ne peuvent pas comprendre notre français de toute façon, non ?
Nous pouffons alors de rire une seconde fois devant les sourires des guides, visiblement rassurés de voir que notre bonne humeur n’a pas complètement disparu.
Pendant le repas, ils nous expliquent le planning des jours à venir. Deux choses sont prévues le lendemain : La formation à l’alpinisme ainsi que l’acclimatation au manque d’oxygène. Si tout se passe bien, nous devrions réaliser l’ascension du Mont Kazbek le surlendemain. Si les conditions météorologiques ne le permettent pas alors nous disposons d’un jour supplémentaire pour tenter notre chance. L’étape du Mont Kazbek consiste en un aller-retour que nous devons réaliser en un jour. Le départ se fera de nuit, aux alentours de minuit, afin de nous laisser le plus de temps possible pour le trajet. Il n’est pas possible de le diviser en deux en raison du climat trop hostile, incompatible pour passer une nuit plus haut. Si le terrain n’est pas praticable le dernier jour, nous devrons nous résoudre à redescendre bredouilles. Nous n’envisageons pas cette dernière possibilité.
Les trente minutes autorisées dans la cuisine sont écoulées et nous décidons de jouer le jeu en laissant nos places. Nous nous procurons un jeu de cartes par le biais de David et nous improvisons une partie de poker devant le tarp de Philippe pour passer le temps qui nous sépare de la nuit. Alors que Laurent donne quelques cailloux utilisés comme des jetons à Ludo, deux géorgiens viennent nous accoster :
-Someone will slep in this tent ?
Piqué au vif, Philippe répond du tac au tac :
-Yes of course !
-You’re not afraid ?
-No, I’m used to sleep in this tarp. I know it.
-Ok, ok,…
Les deux hommes s’éloignent en rigolant entre eux. Cela nous préoccupe un peu pour la nuit à venir mais Philippe reste confiant. Il est vrai que son tarp est le seul présent sur le plateau du camp de base mais je crois que cette statistique le rend davantage fier qu’inquiet.
Après plusieurs parties, nous décidons de bivouaquer à l’extérieur. Notre immobilisme me fait sentir le froid beaucoup plus fort, ce que me fait appréhender un peu le reste du séjour. Une fois le repas terminé et notre vaisselle nettoyée, nous décidons de gagner nos tentes respectives avant la tombée complète de la nuit. Alors que je fais remonter la fermeture éclair de mon duvet, j’espère passer une nuit moins agitée que la précédente.
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