-Bon je suis parti moi les gars ! A plus tard !
Guillaume s’éloigne de notre campement provisoire alors que je suis en train de savourer mon petit-déjeuner à base de muesli et de lait en poudre.
J’ai mis du temps à comprendre pourquoi Guillaume, l’homme fédérateur à la base de nos treks sauvages appréciait partir seul au début de chaque journée de marche. Avec le temps, j’ai réalisé que son sommeil léger faisait souvent de lui le premier levé de la bande et donc logiquement le premier prêt. Et au lieu de maudire ses minutes de sommeil en moins en nous attendant, il préfère démarrer l’étape plus tôt, ce qui lui permettra d’avoir un peu plus de temps de pause. Je peux comprendre cela aujourd’hui, et je crois que quelque part, je l’envie un peu.
Je lèche mes doigts pour en retirer le lait en poudre collé puisque j’ai fait le choix de ne pas utiliser mes réserves d’eau et mes couverts. J’ai plutôt bien dormi même si je me suis réveillé plusieurs fois à cause du terrain en pente sur lequel j’ai planté ma tente. Aucun chien n’est venu polluer mes rêves.
Je range mon duvet, ma tente et mon matelas dans mon sac. C’est une opération qui prend un peu de temps mais je suis surpris par mon efficacité car cela fait tout de même deux ans que je n’ai pas eu à le faire.
A la fin, tous les autres sont partis aussi. Seul Philippe a daigné m’attendre et je l’en remercie. Nous mettons le troupeau de moutons derrière nous et nous nous mettons en marche en direction d’un chemin passant entre deux montagnes. Le ciel est bleu même si quelques nuages filent rapidement devant le soleil avec le vent qui souffle fort en hauteur. Ma fatigue d’hier semble avoir disparu et je sens ma blessure uniquement lorsque je m’assoie.
Au fur et à mesure de notre progression, les herbes verdoyantes disparaissent pour laisser place à des rochers aux formes aplaties. Au bout d’un moment, nous sommes contraints de marcher de roche en roche pour pouvoir avancer. Cela sollicite notre équilibre en permanence car il est assez fréquent que les cailloux se mettent soudain à bouger sous notre poids. Alors que je viens d’éviter une chute de justesse, j’entends Philippe m’appeler sur le côté. Je le rejoins et il me révèle sa découverte : une flaque d’eau est contenue entre les bords d’une roche concave.
-Je crois que c’est l’occasion de sortir la paille filtrante !
Il saisit dans son sac un tube avec un embout à chaque extrémité. Il plonge l’une des extrémités dans l’eau et place sa bouche à la sortie de la seconde. Cela lui permet de s’abreuver sans diminuer sa réserve d’eau. Une fois sa soif étanchée, il me livre ses conclusions :
-On sent un petit goût mais ça va, c’est assez léger. L’eau est fraîche, ça fait du bien ! Tu veux essayer ?
J’accepte volontiers. Je me force à économiser ce qu’il me reste d’eau depuis le début de la matinée, alors je ne suis pas contre ce répit. L’eau rafraîchit mon gosier sans apporter un goût désagréable.
Au fil de nos voyages, Philippe s’est toujours démarqué avec des objets plus insolites les uns que les autres. Sa volonté d’optimiser le poids de son sac mélangée à sa curiosité l’ont conduit à faire des choix forts comme l’utilisation du tarp. Cela lui vaut parfois quelques moqueries, mais cela représente pour lui une bien maigre contrepartie comparée aux avantages que ses accessoires lui procurent.
Après cette courte halte, nous reprenons la route et nous dépassons bientôt Laurent et Fred. Alors que Guillaume et Ludo rentrent dans notre ligne de mire, leurs voix gagnent nos oreilles :
-On a de l’eau !
Ragaillardis par l’annonce, nous les rejoignons rapidement. Ils se trouvent dans une fine crevasse entre les rochers dans laquelle s’écoule un léger cours d’eau. Il n’en faut pas plus pour renflouer nos réserves. Je bois goulûment la fin de mon camelbak avant de le remplir accompagné d’une pastille décontaminante. Cette journée prend un bien meilleur virage que la précédente et c’est le moral regonflé à bloc que nous reprenons la route.
La suite du parcours augmente en altitude et notre marche prend des allures d’escalade. Nous remarquons même des névés. Ce sont des morceaux de glace éternelle qui s’étendent sur une vingtaine de mètres. Nous nous amusons à les traverser en prenant garde de ne pas glisser. En dépit du terrain, nous avançons plutôt vite et bien, alors nous décidons de marquer une pause qui me permet d’endosser mon coupe-vent afin de me protéger des rafales plus importantes ici.
A ce niveau, le chemin se transforme légèrement. La taille des rochers qui faisaient office de sentiers diminue considérablement pour devenir de gros cailloux. Malheureusement, cela ne facilite pas notre ascension. Un glissement se produit autour de nos pieds à chaque nouveau pas, ce qui sollicite encore plus notre équilibre. Armés de bâtons de marche, Fred et Philippe sont ceux qui s’en sortent le mieux. De mon côté, je finis par me lasser de mes chutes et j’entreprends de terminer la montée à quatre pattes. Je ne vacille plus, mais mon dos est complètement écrasé par mon sac, ce qui rend l’effort encore plus épuisant. J’alterne alors les phases debout et à quatre pattes jusqu’au point le plus haut.
Nous savourons notre arrivée et nous marquons une nouvelle pause. Nous sommes complètement exposés aux bourrasques du vent et nous sommes contraints d’ajouter des couches pour éviter au froid d’atteindre nos organismes.
Nous nous situons au pied d’un pic qu’il est possible de grimper : Le Khorisar qui s’élève à 3736 m. Il en existe en fait deux sur le découpage de notre itinéraire. Ces deux monts constituent des détours que nous ne sommes donc pas obligés de gravir pour accomplir notre trek. Nous les considérons plutôt comme des entraînements pour l’objectif principal de ce trek : l’ascension du Mont Kazbek qui aura lieu dans quelques jours. Je me lance :
-Bon, qu’est-ce qu’on fait ?
-Ça a l’air assez escarpé, soulève Laurent.
-On peut laisser nos sacs ici et faire l’aller-retour jusqu’au sommet, propose Philippe.
-Il faut espérer que personne ne passe par là… rétorque Ludo.
-Perso, je me réserverais bien pour le second sommet…
C’est la proposition de Fred qui fait l’unanimité. La montée que nous venons d’accomplir nous a bien épuisés et l’étape du jour est loin d’être terminée. Nous laissons derrière nous ce premier pic et nous nous promettons de gravir le second.
Nous suivons pendant quelques centaines de mètres un chemin plat qui finit par déboucher sur l’autre flanc de la montagne. Il va nous falloir entamer une longue descente. La première du trek. Je revis et je me sens pousser des ailes. Si je devais me choisir une spécialité pour la randonnée, ce serait la descente. Il n’y a qu’à se laisser aller !
J’utilise la pente pour me donner de l’élan et mes jambes sont « seulement » utilisées pour contrôler mon équilibre. Cela sollicite énormément mes cuisses et je ne passe jamais loin de la chute, mais assez curieusement, cela ne me fait pas peur. J’adore cette sensation d’être poussé dans ma marche par la montagne.
Dans cette première descente, j’applique à merveille cette méthode mais je remarque que je suis suivi par Fred qui semble lui aussi très à l’aise avec l’exercice. Quelque part, cela me rassure, je me dis que je ne suis pas aussi cinglé que les autres s’amusent à me le faire penser. A moins que Fred soit lui aussi complètement taré ?
Néanmoins, nous terminons sans encombre cette partie du trajet. Nous nous retrouvons en contrebas du sommet que nous avons gravi, faisant face à une nouvelle colline. Lorsque les autres nous rejoignent, nous décidons de déjeuner. Nous sommes optimistes sur notre parcours. Il ne nous reste qu’une bouchée de kilomètres avant d’atteindre le lac au bord duquel nous allons bivouaquer cette nuit. A partir de là, nous pourrons nous lancer dans la dernière difficulté du jour : l’ascension du Sherkota, le second sommet.
Pour nous rendre au lac, nous nous divisons en petits groupes en fonction du rythme de chacun. Guillaume et Laurent sont les premiers à partir, suivis rapidement par Ludo et Fred. Nous savourons pleinement notre pause midi avec Philippe et nous quittons les lieux bien après les autres.
Le chemin de montagne que nous empruntons n’est pas vraiment compliqué. Les différences de dénivelés ne sont pas énormes et le terrain est beaucoup plus accessible que celui du matin.
Nous profitons de cet après-midi tranquille pour faire un point sur ma boussole. En effet, c’est une boussole à miroir de visée qui m’a été offerte par Philippe. C’est la première fois que je l’utilise et c’est donc l’occasion d’apprendre à m’en servir. Philippe commence par m’expliquer le fonctionnement classique de la boussole : l’aiguille qui pointe vers le nord doit être alignée avec le repère correspondant du cadran. Cela permet de déterminer la direction vers laquelle nous marchons. Le bonus de ma boussole est un miroir qui réfléchit le cadran. Grâce à ce dispositif et une petite encoche, je peux pointer les éléments environnants afin de vérifier leur position par rapport à moi. Cette technique permet de déterminer notre position sur la carte. Ce cours d’orientation improvisé est très enrichissant et après avoir vérifié notre cap, nous reprenons notre route.
Quelques minutes plus tard, nous parvenons à l’objectif de la journée. L’endroit est sublime. Nous surplombons une vallée arborant le lac Kelitsadi composé d’une eau bleue turquoise. Des montagnes immenses cernent le lieu, ce qui nous donne le sentiment d’être coupés du monde. L’air est paisible. Nous sommes bien loin des chiens de berger cannibales.
Nous rejoignons les autres au bord du lac. Ils ont profité de leur avance pour piquer une tête et ils paraissent requinqués des efforts de la journée.
-Le Sherkota est juste là.
Ludo désigne la montagne la plus proche du lac. Je suis obligé de lever la tête pour discerner son sommet. Il est encore tôt dans l’après-midi et nous sommes arrivés à notre lieu de campement. Nous avons donc le temps de réaliser l’ascension. Mais en avons-nous l’énergie ?
-Tout le monde est partant pour le faire ?
Chacun acquiesce, sauf Guillaume qui se sent fatigué et qui préfère garder ses ressources pour la suite :
-Si vous voulez, je peux amener vos sacs au bivouac pendant que vous grimpez.
Nous acceptons sa proposition généreuse et nous ne perdons pas de temps. Nous filons, alourdis uniquement de deux sacs contenant un peu d’eau pour la route.
Il n’y a aucun tracé qui se dessine dans la montagne pour atteindre son pic. A nous de déterminer la meilleure voie pour arriver à notre objectif. La pente initiale est douce et allégés de nos paquetages, notre progression est rapide. Une nouvelle fois, nous marchons sur des amoncellements de cailloux qui glissent à chacun de nos pas.
Ludo se détache de notre groupe et réalise une percée sur notre gauche. Le dénivelé qu’il traverse semble beaucoup plus important que le nôtre. Avec le reste du groupe, nous suivons la stratégie généralement adoptée pour les chemins de montagnes : Serpenter entre les bosses pour éviter justement d’être confrontés à des pentes trop pointues. Malheureusement, le chemin finit par monter et les sédiments sous nos pieds se transforment en sables mouvants. A chaque pas, il faut fournir un effort supplémentaire pour sortir son pied et éviter de glisser sur le terrain. Je porte un des deux sacs et j’ai l’impression qu’il est de mèche avec la montagne pour m’épuiser. J’alterne à nouveau les phases de progression à deux pattes et à quatre pattes, ce qui draine considérablement mon énergie. Je perds du terrain sur les autres qui paraissent plus à l’aise que moi. Après une certaine distance, je rejoins Philippe qui m’attend :
-Tu veux que je porte le sac ?
J’accepte sans hésiter et je le remercie pour son geste. Malgré l’absence du sac sur mon dos, je peine à marcher et je continue à glisser fréquemment. Heureusement, le terrain finit par évoluer et les rochers que nous dépassons maintenant sont suffisamment gros pour rester immobiles. Ils sont tellement encombrants que nous sommes souvent obligés de nous aider de nos mains pour les franchir. La pente reste élevée mais je suis bien plus efficace sur ce terrain et nous finissons par rejoindre Laurent.
Nous marquons une courte pause avant d’entamer la fin de la montée. Le dénivelé continue d’augmenter mais la vision proche du sommet nous aide à terminer notre périple. Fred et Ludo viennent d’arriver et nous accueillent chaleureusement. Nous nous tapons dans les mains pour nous féliciter. Arriver à trois mille six cents quatre-vingt-quinze mètres de hauteur est la première victoire de notre groupe et je sens une véritable solidarité émaner de chacun à ce moment-là. Nous prolongeons ce moment convivial en prenant plusieurs photos et vidéos au sommet. Nous profitons également de la vue époustouflante.
Nous dominons des plaines verdoyantes qui nous entourent. De notre point de vue, nous apercevons une zone qui est interdite aux touristes : l’Ossétie du Sud. Ce territoire appartenait à la Géorgie et s’est autoproclamé indépendant en 2008. Cela a entraîné un conflit entre la Géorgie et la Russie, venue en soutien de l’Ossétie du Sud. C’est la Russie qui a remporté ce bras de fer et le territoire de l’Ossétie du Sud voit donc d’un très mauvais œil l’entrée d’individus sur son territoire depuis la Géorgie.
Nous nous détournons de cette page d’histoire, bientôt rattrapés par les gifles du vent qui souffle fort à cette altitude. Nous n’avons plus qu’une envie à présent : Rejoindre Guillaume et profiter un peu de cette fin de journée en nous reposant au bord du lac.
La descente s’annonce beaucoup plus simple que la montée. Les cailloux qui me freinaient régulièrement lors de l’ascension sont devenus un véritable soutien pour la descente. Je me sers d’eux pour glisser en avant, ce qui réduit considérablement mes efforts. Par moments, j’ai littéralement l’impression de skier sur la montagne. Je suis à nouveau suivi dans mes glissades par Fred. C’est l’occasion pour nous d’échanger sur nos vies respectives. Il m’explique un peu plus en détail son travail de géologue à Copenhague et sa rencontre avec Guillaume à la fac.
Même si c’est la première fois qu’il participe à un tel trek, Fred s’est déjà très bien intégré à la Mac Team. Très volontaire, il participe régulièrement à la bonne ambiance du groupe avec son humour et son autodérision. Physiquement, il est également très impressionnant puisqu’il suit aisément notre rythme de marche. Nous arrivons d’ailleurs très rapidement au pied du Sherkota et rejoindre le campement initié par Guillaume de l’autre côté du lac est une promenade de santé.
Lorsque toutes les tentes sont installée, nous nous regroupons en cercle et profitons de cette fin de journée magnifique devant le coucher de soleil réfléchit par les eaux du lac. Oubliées les tourmentes de la veille qui sont remplacées par les tranches de saucisson et les verres de Ricard offerts par Guillaume. Cet instant de détente s’éternise autour d’un jeu que Philippe possède dans son paquetage. C’est la tombée de la nuit qui met fin à nos distractions et nous entraîne au fond de nos tentes.
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