Mes paupières sont lourdes et je suis encore un peu groggy au moment où le réveil sonne. Je m‘empresse de l’éteindre pour ne pas importuner nos colocataires. Je tapote l’épaule de Laurent qui m’adresse un soupir que j’interprète comme « Vas-y, je vous rejoins tout de suite ».
Seul Michal est présent quand je pénètre dans la cuisine. Je devine à son sourire gêné que les nouvelles sont mauvaises :
-We should wait the others to make a point.
Je n’insiste pas davantage et je profite du répit pour préparer mon petit-déjeuner. Les autres nous rejoignent rapidement. Quand tout le monde est là, David nous explique la situation :
-The wheather is good now here, but the wind is very huge. We expect that it’s very bad at the top. We shouldn’t arrive to reach the top.
Nous nous étions préparés à cette annonce mais l’amélioration de la météo nous avait rendus optimistes. Michal complète les propos de son collègue :
-We can wait a little and maybe the situation will be better. But we can’t wait more than three hours because we have to keep enough time to assure the up and down travel today.
Je me tourne vers les autres :
- Qu’est-ce qu’on fait ?
- On y va, répond Ludo. On n’a pas poireauté deux jours pour ne pas essayer.
Fred précise :
-Je suis d’accord, mais on y va quand ?
-On peut peut-être attendre un peu, ça peut augmenter nos chances, propose Laurent.
-Oui on peut, même si je n’y crois pas trop, avoue-je un peu dépité.
-Vous croyez qu’ils bluffent ? Qu’ils nous disent ça pour éviter d’avoir à le grimper, soulève Fred.
Les guides seront payés quel que soit l’issue de l’ascension. C’est « la règle de la Montagne ». Ils ne sont pas responsables de la mauvaise météo et cela ne doit donc pas impacter leur salaire. Même si cette loi est certainement juste objectivement, de mon point de vue, je la trouve extrêmement difficile à avaler. Je toise David et Michal :
-Je ne pense pas. J’ai du mal à cerner David, mais je pense que Michal est honnête.
-Je suis d’accord, approuve Laurent. Ça va Philippe ?
-Pas trop non.
Resté silencieux jusque-là, Philippe nous explique qu’il a vomi à plusieurs reprises pendant la nuit et qu’il n’a pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. Fred lui demande alors :
-T’es d’attaque quand même ? Tu te sens de monter ?
-Oui je pense. Je vous suis. Si vous y allez, je viens aussi.
Les guides, aucunement vexés d’être exclus de nos discussions en français, se tournent vers nous :
-So ?
-We will wait a little, répond Ludo.
-No problem.
Les minutes qui passent ensuite sont étranges. Alors que nous avons passé l’intégralité du séjour à nous entasser dans un faible espace à chaque passage dans la cuisine, nous nous dispersons tous dans un coin de la pièce. Je perds mon regard vers l’extérieur, à la recherche d’une lueur d’espoir. Je ne discerne que difficilement les tentes qui vibrent sous les bourrasques. Je demeure ainsi un long moment, cherchant à déterminer si les rafales diminuent avec le temps. Quand j’ai l’impression qu’une accalmie a lieu, le souffle du vent ressurgit dans la nuit, plus fort que la fois précédente.
L’irruption de trois randonneurs dans la cuisine perturbe notre immobilisme latent. Ils échangent quelques mots avec nos guides et nous comprenons qu’ils partent essayer d’atteindre le sommet du Mont Kazbek. Leurs sourires affichent leur optimisme. Ils sont convaincus qu’ils peuvent y arriver, à moins qu’ils jouent avec nous et camouflent leurs pensées réelles. Leur position nous fait douter quant au verdict des guides. C’est pourquoi, après avoir piétiné une heure de plus, nous tombons tous d’accord quand David nous pose un ultimatum :
-It will be too late if we don’t go now.
-How is the situation ?
-Not really better to be honest.
-OK, so we should go now.
Les guides échangent un regard contrarié :
-We shouldn’t reach the top. Are you sure ?
C’est Ludo qui affirme notre détermination :
-OK, so we will try to reach the highest point that we can.
Bien qu’ils essayent de dissimuler leur frustration, nous comprenons à leur simple « OK » qu’ils sont déçus. Une partie d’eux devait espérer échapper à l’ascension.
Après près de trois heures à tourner en rond, nous nous élançons enfin vers le Kazbek. Et même si notre succès s’annonce compromis, cela a quelque chose d’excitant qui m’extirpe du sommeil éveillé qui m’avait gagné. Et le vent qui accueille notre départ ne freine pas nos ardeurs.
Malgré nos deux jours de repos au camp de base, nous reprenons rapidement nos habitudes. Nous progressons derrière Michal les uns derrière les autres. Cette formation est d’autant plus utile dans la nuit qui nous enveloppe. Uniquement éclairés par nos frontales, notre champ de vision est raccourci par les ténèbres de la montagne. Mon repère principal devient rapidement les pieds de mon prédécesseur et je m’efforce de superposer mes pas sur ses empreintes laissées dans la neige pour éviter les mauvaises surprises et profiter de la neige tassée moins épuisante à chaque foulée.
Le terrain monte et nous sommes ralentis par les glissades qu’il nous offre fréquemment. Le moindre obstacle rencontré est plus piégeux qu’à l’accoutumée avec la neige et l’obscurité de la nuit. Nous sommes particulièrement entravés par les pierres qui sont immergées dans les courants d’eau et sur lesquelles nous devons poser nos pieds pour traverser. C’est un florilège de cabrioles qui danse sous les projecteurs de nos frontales à chacun de nos enjambements. L’exercice ne provoque que quelques sourires et aucune chute ne vient ternir notre montée.
L’unique problème que je soulève pour le moment se situe au niveau de mes pieds. Je ne sens plus du tout mes orteils. Ils sont frigorifiés et bien que cela ne génère aucune douleur, cette absence de sensation m’inquiète un peu. Lors d’une pause, je partage ma crainte avec Michal qui se veut réconfortant :
-Can you moove your toes in your shoes ?
-Yes.
-And do you feel it when you do it ?
-Yes.
-Good news so. Keep doing this when you are walking and it should be good. If you stop to feel your feet, please tell me.
Devant mon regard inquiet, il ajoute :
-I don’t think that it will happen.
Ses paroles ne m’apaisent qu’à moitié et je m’efforce d’appliquer ses conseils quand notre marche reprend.
La nuit perturbe également nos repères temporels. J’ignore si ce sont des minutes ou des heures qui se sont écoulées depuis notre départ. Sans doute parce que mon attention est continuellement portée sur notre progression, mais je suis également convaincu que le plaisir de marcher à nouveau après deux jours d’arrêt est une cause de ce phénomène.
Cette ascension mystique en plein milieu de la nuit dénote complètement avec nos étapes habituelles et mon excitation ne redescend pas. Les autres doivent être dans un état similaire au mien puisqu’ils suivent aisément le rythme imposé par Michal. Seul Philippe est plus à la peine que d’habitude. Le mal qui l’a frappé la nuit dernière ne le lâche pas et diminue considérablement sa forme. Il est certainement celui qui avale les kilomètres le plus facilement en temps normal et le voir lutter pour nous suivre a un côté inquiétant. Il ne cache pas ses difficultés mais il nous assure qu’il peut continuer. Cette ascension doit être une épreuve encore plus terrible pour lui.
Les rayons du soleil finissent par percer la nuit mordante. La température remonte faiblement alors que les lueurs de nos frontales s’amenuisent. Notre vision se dégage et le noir obscur de la nuit est remplacé par le blanc livide de la neige tacheté par les roches. A la différence qu’à présent, les lignes des montagnes viennent couper le paysage autour de nous. Et l’une d’entre elles se dégage nettement par sa taille plus imposante. Pour la première fois depuis Stephantsminda, nous percevons le sommet du Kazbek. Sa proximité soudaine le rend plus concret et réel. Il a beau être encerclé par les nuages, j’ai du mal à croire que nous ne le grimperons pas. Nous relançons les guides sur le sujet mais leur sentence reste inchangée. Ces nuages constituent un véritable problème pour l’ascension. Nous poursuivons tout de même car rien n’indique de faire demi-tour pour le moment. Je n’ai pas le sentiment d’avoir été mis en difficulté et j’imagine que le plus dur nous attend.
D’ailleurs, les guides interrompent notre progression et nous annoncent que nous allons poursuivre encordés. Nous formons alors deux groupes avec un guide à la tête de chacun. Avec Philippe et Laurent, nous suivons Michal. Cette précaution est prise car les risques de chute sont bien présents à partir de l’endroit où nous nous trouvons et nous dégainons nos piolets, prêts à mettre en pratique les apprentissages de la veille.
Nous serpentons entre les roches sur un plateau neigeux étendu. Notre cordée étant située à l’avant, c’est à Michal que revient la délicate mission de se repérer dans ce dédale scabreux. Il s’arrête à plusieurs reprises, manifestant son hésitation et sollicite David pour avoir son avis. Parfois, il utilise son piolet pour taper sur le sol et vérifier la solidité du passage que nous allons emprunter. J’imagine qu’il s’en sort plutôt bien puisque nous n’essuyons aucun chute ni aucun retour sur nos pas. Contrairement à ce que pourraient laisser penser leurs âges, Michal semble bien plus à l’aise que David au milieu des montagnes.
L’émergence de points colorés devant nous interrompt notre avancée. Trois randonneurs se rapprochent rapidement. Au fur et à mesure que la distance entre nous diminue, nous reconnaissons le groupe parti une heure avant nous du camp de base.
-If we see them now, it means that they have failed to reach the top, indique Michal.
Au bout de quelques minutes, nos deux groupes se rejoignent et les randonneurs optimistes confirment les propos du guide :
-We had to stop because we saw nothing in the clouds.
Malgré leur déception, ils gardent le sourire. Certains d’entre eux ont déjà foulé le sommet et leur déception reste donc limitée. De notre côté, nous comprenons que nous n’atteindrons pas le pic du Kazbek. Nous étions préparés à l’idée mais un espoir subsistait tant que nous n’étions pas confrontés au moment de rebrousser chemin.
L’échec du groupe qui nous précède nous permet d’accepter un peu plus facilement la décision des guides de ne pas aller plus loin, trente minutes plus tard. Nous sommes au pied la première pente du pic. Le sommet qui nous lorgne est encore bien au-dessus de nos têtes. Les nuages ne sont plus loin et nous voyons qu’il est impossible d’arriver en haut sans les traverser. Même de près, ils ne paraissent pas dangereux, mais nous nous fions aux guides qui nous déconseillent catégoriquement d’essayer de passer au travers.
Nous apprenons que nous nous situons à quatre mille cents mètres d’altitude. Il nous restait donc neuf cent mètres à gravir pour atteindre les cinq mille mètres. C’est la première fois que nous atteignons une telle hauteur mais cette réussite demeure un bien maigre lot de consolation. Symboliquement, nous inscrivons cette valeur dans la neige à l’aide d’un bâton de marche et après un dernier regard sur le sommet du Mont Kazbek, nous lui tournons le dos pour entamer la descente vers le camp de base.
A ce moment-là, je suis partagé sur cet accomplissement. Je suis frustré de ne pas avoir pu aller au bout. Mais en même temps, nous nous sommes donné tous les moyens pour le faire et c’est la météo qui nous bloque la route, un élément que nous ne maîtrisons pas. Difficile de nourrir des regrets. Ce n’était pas le bon moment, c’est tout. Je suis en même temps gagné par la certitude que le plus dur est derrière nous. Qu’il ne nous reste plus qu’à descendre jusqu’à Stephantsminda pour arriver à la fin de ce trek. Peut-être que ce soir nous aurons rejoint Guillaume sur sa terrasse de rêve ?
Pour toutes ces raisons, je parviens à apprécier le paysage face à nous. Pour la première fois depuis notre arrivée au camp de base, le blanc de la montagne m’apparaît un peu réconfortant. Je me laisse glisser sur les pieds à plusieurs reprises avec l’impression de skier sur une mer neigeuse molle. Etrangement, notre échec n’alourdit pas notre pas. Au contraire, nous avançons vite et nous sommes bientôt libérés des cordes qui nous lient.
La suite de la descente se passe sans encombre. Sans la difficulté du dénivelé et sans l’obscurité de la nuit, le parcours se simplifie et nous dévorons les kilomètres à un rythme soutenu. Bientôt la neige se raréfie et nous apercevons le camp de base en contrebas. Nous découvrons les passages que nous avons empruntés à l’aube sous un nouveau jour et ils nous paraissent logiquement beaucoup moins insurmontables.
Lorsque nous rejoignons la vie du camp de base, il est dix heures. Initialement, nous devions passer la nuit au camp de base pour amorcer la descente vers Stephantsminda le lendemain matin. Mais ce planning supposait que notre retour soit beaucoup plus tard dans la journée puisqu’il devait comporter l’ascension complète du Kazbek. Si nous sommes motivés, les guides nous assurent qu’il est possible de gagner Stephantsminda dans l’après-midi. La perspective d’éviter une nuit supplémentaire au camp de base suffit à nous décider. Malgré sa faiblesse passagère, Philippe est également partant.
Nous déjeunons une dernière fois à la cuisine et nous faisons nos adieux au camp de base. Cet au revoir est dénué de tristesse. Même si je conserve quelques bons souvenirs, l’endroit aura mis à rude épreuve mon physique et mon mental. Nous laissons derrière nous David qui reste au camp de base pour accueillir un autre groupe de randonneurs le lendemain. Je n’ose imaginer leur succès.
Lestés de notre paquetage complet, le sentiment ressenti lors de notre retour au camp de base prédomine toujours. Tout est plus facile. La traversée du glacier qui m’avait tant fait souffrir à l’aller se transforme en véritable promenade de santé. Je peux donc observer les crevasses et les failles qui fragmentent la glace irrégulièrement. En passant ma tête au-dessus d’un gouffre, je ne parviens pas à discerner le fond et je préfère éluder les conséquences qu’aurait une chute.
Arrivés en bas du glacier, nous rangeons notre matériel d’alpinisme une dernière fois ; Michal s’arrête plusieurs minutes au bord d’un cours d’eau. Lorsqu’il revient vers nous, il nous montre le creux de sa main, le sourire aux lèvres. Au milieu d’un tas informe de boue, les éclats d’une pépite attirent notre rétine :
-It’s gold !
Le guide laisse échapper cette information et semble attendre notre réaction, le regard amusé. Nous restons circonspects un instant, échafaudant les théories les plus farfelues :
-Y avait des chercheurs d’or au Mont Kazbek ? s’interroge Philippe.
-C’est peut-être lié à la fonte des glaces ? se risque Ludo.
-Je suis sûr qu’il se fout de notre gueule et qu’il a sorti la pépite de sa poche, accuse Laurent méfiant.
Je me tourne vers Fred d’un air moqueur :
-Qu’en dit le spécialiste de la géologie ?
-C’est l’or des fous. Fool’s gold.
Michal réagit aux paroles de Fred et ils débutent une conversation assez longue sur le sujet. Nous apprenons que le minéral est en fait de la pyrite. Cette ressemblance a provoqué la confusion chez les chercheurs d’or pendant la ruée vers l’or. Le sujet passionne Michal et je prends conscience que c’est l’un des premiers échanges avec lui qui ne concerne pas la randonnée.
Nous reprenons ensuite notre route, toujours d’un pas rapide. Là encore, les montées si raides à l’aller se sont transformées en descentes qui accélèrent mon allure. Les nuages sont toujours au-dessus de nos têtes mais nous sommes épargnés par la pluie. Je ne prends plus le temps de contempler le paysage autour de moi qui me semble un peu insipide par rapport aux montagnes enneigées qui entouraient le Kazbek. Je crois que c’est surtout l’optique de terminer le trek qui me motive à présent.
Je savoure mes dernières barres de céréales lors de ce que je devine être une des dernières pauses. Philippe reconnaît que son état ne s’améliore pas mais il nous suit sans se plaindre. Michal nous informe alors :
-We are almost arrived. In one hour, we should reach the church. The way is very clear now.
Il n’en faut pas plus pour me donner un coup de fouet. Une heure et tout cela sera terminé. Une heure et je laisserai définitivement derrière moi le froid, le tonnerre et la grêle du Mont Kazbek. Une heure et il en sera fini des temps morts à tourner en rond au camp de base. Une heure et mon corps pourra définitivement se reposer.
Je me laisse entraîner à corps perdu dans les descentes. Je me surprends même à courir à travers les sentiers sinueux. Je me lâche complètement et j’en viens même à chanter devant les regards ahuris des randonneurs que je dépasse ou que je croise. Avec mon allure et ma démarche pressée, certains doivent me prendre pour un fou. Qu’ils poursuivent leur route studieusement pour atteindre le camp de base. Ils reverront alors peut-être leur jugement dans trois jours.
Je ne prête plus attention au reste de l’équipe que j’ai laissée derrière moi. Je crois qu’inconsciemment, j’ai besoin d’être seul après notre confinement pendant notre séjour au camp de base. Et j’ai besoin d’extérioriser toute la frustration engendrée par notre immobilité au camp de base. Objectivement, cette descente n’a rien d’intelligent. Mes pieds trébuchent à plusieurs reprises sous la caillasse humide et je manque de me blesser de peu. Une part de moi finit par recouvrer de la lucidité et estime qu’il serait dommage d’achever ce trek avec une blessure après m’être sorti des crocs des chiens de bergers et des chutes inopinées. Je réduis l’allure à l’approche de l’église. Quand j’atteins l’arrivée, je décroche mon sac et je m’étends sur le dos dans l’herbe molle, les bras en croix. C’est fini.
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