A mon réveil, le trajet n’est pas terminé et je ressens la crispation de mes compagnons de route qui rient jaune. Laurent est le premier à remarquer mon étonnement :
-Comment tu fais pour dormir ?
-Qu’est-ce qu’il se passe ?
-Ce chauffeur est un taré…
Après un long bâillement, je remarque que notre vitesse est anormalement élevée pour le type de route sur lequel nous progressons. Le chemin laisse à peine la place pour deux véhicules sur sa largeur et distribue assez fréquemment des virages serrés. De plus, le trafic est assez dense mais cela n’effraie en rien notre chauffeur qui double les véhicules dès l’instant qu’il se retrouve ralentit comme si la voie de gauche lui était spécialement réservée. Il ne montre aucun respect pour les véhicules qui arrivent dans l’autre sens qui doivent régulièrement freiner pour le laisser passer. En fait, il n’éprouve pas de respect pour grand-chose. Nous croisons régulièrement la police locale et il se permet de les gratifier à chaque fois de coups de klaxon que l’on pourrait interpréter de la façon suivante : « Hey bande de nazes ! Quand est-ce que vous arrêtez de glander pour essayer de m’arrêter dans ma folie ? Histoire qu’on rigole un peu ! » Pas vraiment le genre de comportement conseillé en France, mais il doit également exister un décalage entre la police française et la police géorgienne puisqu’aucune force de l’ordre ne daigne réprimer ses provocations.
Les troupeaux de vaches, les routes en travaux, les camions renversés, les virages en épingle, rien n’arrête notre chauffeur qui met tout en œuvre pour que nous arrivions le plus tôt possible. Ludo semble s’être légèrement habitué à la témérité de notre chauffeur car il agrémente de moins en moins souvent le trajet de commentaires tels que « Il est fou !», « Du calme ! » ou « Oh là là… ». Je finis par me lasser à mon tour et je contemple alors le paysage qui s’est radicalement transformé depuis notre départ. Nous nous retrouvons au milieu de chaînes de montagnes vertes et imposantes. Le ciel est légèrement nuageux mais n’obscurcit pas le magnifique tableau que nous traversons. Nous croisons également à plusieurs reprises des cours d’eau qui s’écoulent rapidement. Ça sent l’aventure !
Nous sommes d’ailleurs déposés sur le côté de la route proche d’un hameau de maisons aux allures de ruines. Notre point d’arrivée est confirmé par Philippe, Guillaume et Ludo, les experts de l’itinéraire : Nous sommes bien à Kobi Church. Nous étions partis en retard de Tsibili mais grâce à la conduite de notre pilote de taxi, nous sommes presque raccords avec notre planning. Même si nous avons le sentiment d’être passés à plusieurs reprises proches de la mort, nous le remercions pour son « professionnalisme » et nous ne rechignons pas à payer ses services. Après plusieurs détours et déjà quelques péripéties, nous pouvons enfin débuter ce trek !
Les températures ayant légèrement chuté par rapport au centre-ville de Tsibili, nous nous vêtissons de quelques couches supplémentaires. Après avoir redistribué les bouteilles d’eau restantes et un dernier détour dans une épicerie inattendue pour Ludo, nous débutons notre trek !
Notre périple commence par une route. C’est un point de départ récurrent à tous les treks. Nous maudissons cette route, nous n’avons qu’une hâte : la laisser loin derrière nous pour nous retrouver au cœur de la nature et confrontés uniquement à un environnement pratiquement jamais foulé par l’homme. Mais grâce aux expériences passées, nous savons aussi que tôt ou tard, cette route facilement praticable nous manquera. Lorsque nous serons embourbés dans un chemin sinueux ou lorsque le tracé sera tellement peu lisible qu’il nous faudra consulter note carte tous les trente mètres. Alors pour une fois, j’apprécie cette route terreuse. Je la considère comme un échauffement aux épreuves à venir, préparant mon corps pour les futurs efforts à fournir.
A quelques centaines de mètres sur notre droite, nous constatons un large bâtiment industriel. Sa taille n’est pas ridicule, mais il fait bien pâle figure au milieu des pics verdoyants qui le cernent. Avec les quelques maisons qui longent le chemin que nous empruntons, ce sont certainement les dernières empreintes de l’homme que nous croisons avant un bon moment. Nous les dépassons aisément, puis après plusieurs pas, notre chemin bifurque sur la gauche vers des terrains plus escarpés. C’est le moment de s’éloigner de la rivière que nous longeons depuis le départ de ce trek. Nous faisons l’état des lieux sur nos réserves d’eau. Il nous reste un peu moins d’un litre chacun. Nous envisageons de nous approvisionner mais la couleur de l’eau n’inspire pas confiance. Elle est pleine de minéraux, ce qui lui donne une teinte noirâtre. Ludo dont les réserves sont pratiquement vides décide de remplir quand même ses gourdes. Le début de notre itinéraire comporte peu de points d’eau et le prochain est situé à quelques kilomètres. Ludo pourra renouveler son stock d’eau noire à ce moment-là. Nous comprenons son choix mais nous ne l’imitons pas.
La journée étant déjà bien avancée, nous ne nous attardons pas trop longtemps et nous reprenons notre chemin. Celui-ci commence à prendre de la hauteur et je sens ma respiration qui s’accélère petit à petit. La route n’est composée que de graviers et de morceaux de rochers. L’ascension s’accentue encore. J’ai l’impression de retrouver des efforts et des sensations que je n’avais pas rencontrées depuis le trek en Norvège. C’est un peu comme revoir un vieil ami que l’on n’aurait pas vu depuis longtemps. Sauf qu’ici, le moment des retrouvailles n’est pas exclusivement agréable. Je sens les lanières de mon sac qui commencent à tirer sur mes épaules, la lourdeur de mes cuisses et la transpiration sur mon dos. J’essaye de limiter les gorgées d’eau qui viennent étancher ma soif pour ne pas me retrouver complètement allégé en réserves.
Nous devons quitter la route large pour rejoindre un étroit chemin de sentier. La belle route du départ n’aura duré que quelques kilomètres. Nous marchons maintenant les uns derrière les autres avec plus ou moins de distance entre nous. Le chemin continue de grimper et même si la pente est légère, cela dure suffisamment longtemps pour nous fatiguer. Avec Fred, nous rejoignons Philippe à une intersection qui a décidé de faire une pause. Il a sorti la carte.
-On n’a pas vraiment eu l’occasion de se tromper de chemin pour le moment.
-Non, on suit le bon cap et le prochain point d’eau n’est plus très loin.
-Bonne nouvelle alors !
-Oui, mais j’ai l’impression qu’il va falloir suivre le tracé sur la droite.
Nous comparons les deux chemins et le chemin évoqué par Philippe a l’air beaucoup moins engageant et moins clair que l’autre. Nous n’avons de toute façon pas le choix, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre le risque de passer à côté du point d’eau. En effet, source d’eau suivante ne sera pas atteignable avant le lendemain. Guillaume, Laurent et Ludo arrivent à notre hauteur. Nous leur expliquons la situation mais ils ont l’air très réfractaire au chemin que nous prévoyons d’emprunter et envisagent davantage le sentier de gauche.
Nous repartons néanmoins avec Fred et Philippe en suivant le chemin de droite tandis qu’ils s’arrêtent quelques instants pour reprendre leur souffle. Le chemin est beaucoup moins praticable et nous devons à plusieurs reprises contourner ou gravir des roches épaisses. Nous trouvons tout de même toujours un passage pour continuer notre progression et notre parcours débouche finalement sur une colline verdoyante. Notre point de vue est magnifique, nous faisons face à plusieurs montagnes qui nous dominent sur lesquelles la végétation est dorée par les rayons du soleil. Selon Philippe, nous ne sommes plus très loin du point d’eau sur lequel nous lorgnons depuis quelques kilomètres.
Nous décidons de faire une pause pour éviter de perdre complètement Ludo, Laurent et Guillaume que nous n’avons pas revu depuis notre séparation. Nous posons nos sacs avec Fred, tandis que Philippe part en éclaireur à la recherche de notre oasis.
-On est bien là !
-Le paysage est vraiment magnifique !
-Ouais, t’as vu les moutons sur les falaises ?
Je remarque alors que les taches blanches éparses sur les flancs des montagnes sont en réalité des troupeaux de moutons. Je suis habitué à les observer sur des pâturages beaucoup plus plats et je suis fasciné par leur aisance à se déplacer sur un terrain pentu. Sont-ils complètement sauvages ou bien un berger s’amuse-t-il à venir les chercher en temps voulu ? Leurs fourrures de laine arborent des teintes dorées sous les rayons de soleil encore présents malgré l’heure avancée. Je prends quelques clichés avant de prendre la mesure de notre pause qui s’éternise. L’absence de Philippe commence à être longue. Je partage mon inquiétude avec Fred tout en me relevant. Je marche sur ses traces et je scande son nom, espérant recevoir un signal en retour. Celui-ci ne se fait pas attendre et je vois rapidement Philippe revenir vers nous. Son visage est fermé.
-Je crois qu’il y a plus d’eau.
-Merde… T’as rien trouvé ?
-Non et je me suis bien enfoncé. Je pense qu’on est au bon endroit par rapport à la carte, sauf qu’il n’y a pas d’eau… Désolé.
-Peut-être que le courant est asséché aujourd’hui.
-Sans doute.
Philippe tourne la tête vers Fred et remarque que les autres ne nous ont pas rejoints :
-Qu’est-ce qu’ils foutent ?
Fred lui dévoile l’hypothèse à laquelle nous croyons tous à présent :
-Ils ont dû prendre le chemin de gauche…
-Ils n’avaient pas vraiment confiance dans notre passage.
-Fait chier… Il faut qu’on les retrouve maintenant.
-Ouais et il faut qu’on se rationne en flotte aussi, le prochain point d’eau n’est pas tout proche.
-En espérant qu’il soit bien réel…
L’optimisme qui accompagnait notre troupe au départ de la journée semble bien loin maintenant. Manque d’eau, perte de compagnons de route… Nous ne nous attendions pas à rencontrer ces écueils aussi vite. Et la journée n’est pas terminée !
Heureusement, la suite de notre progression doit obliquer vers l’ouest et il y a de grandes chances que nous revenions sur le chemin emprunté par nos amis disparus. Nous reprenons la route en suivant un rythme soutenu. Nous supposons être derrière les autres qui ne se sont certainement pas arrêtés aussi longtemps. Nous interrompons notre avancée régulièrement pour siffler afin d’établir un contact sonore avec les autres mais nous n’obtenons aucune réponse.
Le chemin que nous parcourons maintenant est une succession de montées et descentes nous permettant de traverser des collines escarpées. Nous appelons les autres à chaque pic tout en scrutant le paysage autour de nous à la recherche de leurs traces. Ces écarts de dénivelés répétés nous demandent une débauche d’énergie mais nous sommes trop préoccupés par nos récents problèmes pour y prêter attention. Nous finissons par être rassurés lorsqu’un cri gagne nos oreilles. Fred confirme la bonne nouvelle :
-Je les vois, ils sont droit devant nous !
Je regarde dans la direction indiquée mais je ne vois rien.
-Mais si, ils sont devant, au niveau de la dernière colline.
Je plisse les yeux et je les découvre à mon tour. C’est alors que la joie de les revoir laisse vite place à la frustration de devoir les rejoindre. Quelques collines, soit plusieurs centaines de mètres nous séparent. Par ailleurs, leur position est en amont par rapport à la nôtre, il va donc falloir encore grimper drastiquement. Cela me donne un coup au moral. Je ressens alors d’un seul coup toutes les plaintes de mon corps que j’avais ignorées jusque-là. Mes pieds gonflés transpirants, mes mollets et mes cuisses en souffrance par cette première journée intense, mes épaules endolories par les lanières de mon sac et mes paupières qui me piquent à cause des heures de sommeil manquantes. J’ai envie de faire une pause, mais il est tard et les autres nous attendent. Philippe et Fred sont déjà repartis. Je m’autorise à boire quelques gorgées et je leur emboîte le pas.
Pour éviter que la marche ne soit plus pénible encore, je sais qu’il est crucial que mes pensées ne soient pas focalisées sur la distance qui nous sépare des autres. Je débranche mon cerveau et je concentre toute mon attention sur les pas de Fred qui me devance. Ma seule et unique préoccupation est de ne pas augmenter l’écart qui se trouve entre lui et moi. Je prends bien soin de ne pas lever les yeux vers notre point d’arrivée et j’évite de prêter attention à mes douleurs grandissantes. En dépit de cette stratégie, notre progression demeure compliquée mais nous serpentons relativement rapidement entre la végétation sauvage et les roches. C’est ce que je m’efforce de croire tout du moins. Philippe et Fred doivent être dans le même état d’esprit que moi car je ne les entends pas broncher durant notre parcours, jusqu’à ce que Philippe rompt le silence :
-On y est presque.
Pour la première fois, je lève les yeux et je constate que nous entamons la dernière montée jusque nos compagnons. A priori, ce n’est pas la plus petite mais la perspective de toucher au but me donne un second souffle qui me permet de gravir cette dernière étape sans trop de peine.
Arrivé à leur hauteur, je détache mon sac et je me laisse tomber au sol. Les autres s’expliquent sur les raisons de notre dislocation mais je n’ai ni la force, ni l’envie de me joindre au débat. Cela me permet d’avoir un sursis pour me reposer et j’en profite pour savourer une de mes barres de céréales. J’apprécie pleinement cette pause mais je suis bientôt rattrapé par l’impatience de Guillaume, Laurent et Ludo qui piétinent ici depuis un long moment. Et il n’est plus question de se séparer alors je me relève et nous reprenons la marche. Ensemble. Tous les six.
Notre route oscille une nouvelle fois vers l’Ouest alors que nous passons de l’autre côté du col. Nos yeux découvrent un nouveau paysage. Une vaste plaine verdoyante entourée d’imposantes montagnes s’offre à nous en contrebas. Elle est emplie de moutons qui ont élu domicile ici. Je n’ai pas souvenir d’en avoir déjà vu autant, il doit y en avoir une bonne centaine. Cette vision grandiloquente est quelque peu gâchée par la présence de deux tentes au bout de la vallée. J’imagine alors que c’est un groupe de trekkeurs qui a décidé de camper sur ce terrain plat pour la nuit. Je suis étonné que la cohabitation avec les animaux se passe si bien.
-On va devoir passer par cette plaine, annonce Philippe.
Cette perspective m’amuse un peu. Au cours de nos treks, nous avons déjà croisé plusieurs mammifères mais nous n’avons jamais traversé un tel pâturage.
Nous gagnons facilement la plaine et la réaction des moutons les plus proches de nous ne se fait pas attendre. Bien que quelques centaines de mètres nous séparent, ils déguerpissent comme si nous représentions une réelle menace. Je reconnais que l’idée de déguster un bon morceau de viande grillée au feu de bois m’a traversé l’esprit. Mais aller jusqu’à chasser du mouton dans les montagnes géorgiennes ? Je ne pense pas non. Peut-être qu’après plusieurs jours de marche sans provisions je reconsidérerai l’idée. Alors ils auraient d’excellentes raisons de fuir notre venue…
Cette pensée amusante est vite chassée de mon esprit par des aboiements lourds qui arrivent à nos oreilles. Nous observons avec stupeur une meute de chiens se diriger vers nous. Ils doivent être une douzaine et leur pas est rapide. Ils s’arrêtent à une vingtaine de mètres d’où nous nous tenons et nous toisent longuement. Je pense qu’ils mesurent notre potentiel de dangerosité pour les moutons, notre envie de les voir finir dans notre assiette…
Nous restons immobiles ainsi pendant un long moment qui me semble être une éternité, formant deux clans se faisant face. Celui des touristes randonneurs français et celui des chiens de berger géorgiens. Deux façons de penser fondamentalement différentes. Et c’est ce qui m’effraie un peu, ainsi que la corpulence de certains molosses qui doivent peser pas loin de mon poids.
-Il y a un berger ! déclare soudainement Guillaume.
Son doigt pointe légèrement à gauche des tentes et je le remarque à mon tour. Une forme humanoïde s’avance vers nous. Contrairement aux chiens, son allure est très lente. Nous découvrons au fur et à mesure de sa progression son bâton et sa barbe longue. Il semble remplir toutes les caractéristiques du berger.
Lorsqu’il arrive enfin, le comportement des chiens change immédiatement. Ils reprennent mouvement autour du berger et paraissent beaucoup moins agressifs. Leur maître nous fait signe de le rejoindre. Nous sommes hésitants mais son insistance nous pousse à lui obéir. Nous avançons prudemment au départ mais voyant les chiens enclins à notre rapprochement, nos craintes finissent par se lever totalement. Nous marchons à présent en direction des tentes, au milieu de la meute de chiens.
-On pourrait presque les toucher, soulève Laurent.
Ludo temporise ses ardeurs :
-On va peut-être pas s’emballer.
Nous suivons le berger qui dépasse le troupeau de moutons toujours craintif à notre égard. Nous sommes son nouveau troupeau qu’il va mener vers la suite du trek. Lorsque nous atteignons notre objectif, il nous fait signe de continuer en suivant la plaine qui se rétrécit vers l’ouest. Nous le remercions et le saluons avant de suivre ses indications. Nous faisons le point avec Philippe et Guillaume qui ont pu s’entretenir avec lui :
-Apparemment, il faut qu’on continue dans cette direction.
-Ouais et il y aurait de l’eau un peu plus loin.
Nos visages se mettent à rayonner. Je me risque à demander :
-Loin comment ?
-Difficile à dire, il ne parlait pas très bien anglais.
-Il m’a montré un point sur la carte, mais je n’y crois pas trop, confie Philippe.
-Je crois qu’il voulait surtout qu’on s’éloigne de ses moutons, finit d’expliquer Guillaume.
Nous nous contentons d’acquiescer et nous décidons de mettre une certaine distance entre nous et les animaux du berger avant de terminer cette première journée. Il est environ dix-neuf heures et je suis personnellement exténué. Je n’avais pas ressenti un tel état de fatigue depuis un long moment. Je traîne difficilement les pieds et je m’efforce de penser au réconfort du bivouac qui n’est plus très loin. Visiblement, Laurent se trouve dans un état similaire puisqu’il avance au même rythme que moi. Nous nous laissons légèrement distancer par les autres et nous nous encourageons mutuellement pour ne pas prendre trop de retard.
Mais soudain, je sens des frissons parcourir mon corps. Plusieurs aboiements tonitruants s’élèvent depuis le pâturage que nous avons laissé derrière nous. Je me retourne et la vision qui se révèle devant mes yeux me glace le sang. Les chiens quittent la masse du troupeau et foncent droit sur nous.
-Oh putain… Ils vont nous attaquer !
-Mais non… tente de me rassurer Laurent.
Il se retourne et je devine à son regard qu’il partage mon inquiétude. Nous essayons de reprendre de l’aplomb mais ils arrivent très vite à notre hauteur. Plus vite que nos compagnons de route qui sont toujours à des dizaines de mètres au-dessus de nous.
Les chiens sont tous proches de nous à présent et leur attitude est clairement agressive. Leurs poils sont dressés et leurs babines sont retroussées, laissant apparaître leurs crocs prêts à attaquer. J’entends leurs grognements hostiles tandis que la distance nous séparant d’eux se réduit à très grande vitesse. Avec Laurent, nos corps sont serrés et joints pour faire bloc alors que nous progressons à reculons afin de toujours leur faire face tout en essayant de gagner quelques centimètres d’écart avec eux. Je sens ma respiration s’accélérer avec l’agrandissement de cette peur que je n’ai jamais connue : celle d’être réduit en charpie par une meute de chiens.
Je finis par trébucher. Et alors que je me retourne pour essayer de me rattraper, je sens la première morsure qui me donne l’impression d’avoir reçu un coup de couteau au niveau du bassin. Instinctivement, je me roule en boule et j’attends les autres attaques. Mais elles ne viennent pas. A la place, je sens un bras s’enrouler autour du mien pour m’aider à me relever.
-Ça va Jimmy ?
J’acquiesce en découvrant Philippe qui m’encourage à reprendre la route vers les autres avec Laurent. J’ignore pourquoi mais les chiens ont repris leurs distances même s’ils conservent une posture dangereuse.
Nous rejoignons les autres qui ont l’air en état de choc par rapport à ce qu’il vient d’arriver. Je les rassure même si je ressens une vive douleur à la fesse droite. Je relativise très facilement cette douleur puisque je me suis vu complètement ravagé, lacéré par les morsures des chiens lorsque j’étais à terre. Même si elle se manifeste à chaque enjambée, cette blessure me paraît donc bien mineure. Sa position m’empêche de constater l’ampleur des dégâts, mais je peux remarquer que mon pantalon n’est pas déchiré. Au moins, les risques de transmission de maladie semblent écartés.
Au fur et à mesure que ma frayeur s’amenuise, je sens la fatigue qui revient. Mais maintenant que nous avons essuyé notre première attaque de chiens de bergers, nous ressentons vraiment le besoin de laisser une distance considérable entre eux et nous pour la nuit. A plusieurs reprises, nous les voyons aboyer et courir vers nous. Mais à chaque fois, ils se présentent moins nombreux et s’arrêtent plus loin que leur précédente mise en garde. Les autres m’expliquent alors qu’au moment où je me suis fait mordre, Philippe a levé bien en l’air ses bâtons de marche. Cela a dû impressionner les chiens qui ont stoppé leur assaut. Ou bien souhaitaient-ils simplement nous faire peur pour nous éloigner le plus possible de leur troupeau ? On ne saura jamais ce qu’il s’est passé dans le cerveau de ces foutus clébards mais je m’estime finalement chanceux de ne pas repartir avec davantage de dégâts.
Au bout d’une heure sans revoir les chiens, nous décidons de planter le bivouac pour la nuit. Il doit être un peu plus de vingt heures. Je m’empresse de monter ma tente dans laquelle je me réfugie du froid qui tombe rapidement sur les hauteurs où nous nous trouvons. Le peu d’eau que nous possédons nous encourage à nous en passer pour le repas. C’est la première année où l’essentiel de mon alimentation repose sur des plats lyophilisés qui nécessitent de l’eau. Heureusement, mon paquetage contient un saucisson et un mélange de noix et de fruits rouges qui fera office de dessert. Ce repas est gonflé par un morceau de tourte de Guillaume qu’il m’offre généreusement. Le met est loin d’être exquis mais il a le mérite de remplir mon estomac. Je reste dans ma tente et je discute au loin avec les autres. Nous essayons de rire de notre première journée de marche qui s’est avérée catastrophique. Ma blessure est ensuite auscultée et pansée par les soins de Fred. Cette situation improbable nous décroche de nouveaux rires. Puis, je tombe de fatigue et je m’endors assez facilement dans mon duvet.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire