Non ce n’est pas fini.
Alors que nous déambulons depuis près d’une heure dans les rues de Tbilisi, je regrette presque la randonnée de la veille pour revenir au camp de base. Nous ne parvenons pas à trouver le air b and b censé nous accueillir pour la fin de notre séjour en Géorgie. Et je suis le principal responsable de cette situation puisque c’est moi qui me suis occupé de la gestion de ce second logement avant notre départ de France.
Pourtant, je n’ai pas le sentiment d’avoir commis d’impair : je dispose de l’adresse et nous avons pu noter l’itinéraire sur notre téléphone avant de partir. Pour éviter tout problème, j’ai par ailleurs demandé à Sandro, notre hôte, de me donner des indications sur la position géographique de son logement. Mais rien n’y fait. L’immeuble identifié à l’adresse donnée ne correspond pas et rien autour de nous ne s’apparente aux consignes de Sandro.
Alors je tente ma chance en pénétrant dans des immeubles au hasard et en apostrophant des géorgiens mais cela ne fait pas mouche. Ce petit jeu s’éternise et je commence à ressentir l’impatience de mes compagnons même s’ils évitent de me le montrer. Je les comprends complètement puisque j’étais le premier à pester lorsque nous arpentions les rues de Stephantsminda à la recherche du logement géré par Laurent. C’est finalement un médecin qui met un terme à notre supplice en appelant notre hôte et en nous guidant jusqu’à son immeuble. Pour ma défense, plusieurs centaines de mètres séparent cet immeuble et le repère affiché sur les cartes en renseignant l’adresse correspondante.
Nous sommes accueillis par la femme de ménage de Sandro qui n’a pas sa langue dans sa poche. Elle ne parle pas un mot d’anglais, il est donc impossible d’établir un début de conversation mais elle persiste tout de même à discuter en géorgien. Le phénomène nous amuse au début mais après plusieurs minutes à lui expliquer que nous n’entravons pas son langage, nous perdons patience et nous prenons congé d’elle en explorant le logement.
Le lieu a des airs d’hôtel de luxe en toc. Deux larges colonnes en marbre blanc habillent le salon et détournent les regards des morceaux de faïence qui se décollent des murs. Je choisis stratégiquement ma chambre à l’opposé de celle de Guillaume, pour éviter d’être réveillé par sa respiration nocturne sonore. Même si quelque part, la joie de l’avoir retrouvé pendant la soirée de la veille pourrait m’aider à supporter ces perturbations.
Lui aussi est ravi de nous retrouver. Après notre séparation à Stephantsminda et après une petite journée de randonnée, il est finalement rentré à Tbilisi. Le mauvais temps qui a accompagné notre première nuit au camp de base est parvenu jusqu’à lui et l’a dissuadé de nous rejoindre. Il a pu se reposer et visiter plus en détail la ville de Tbilisi. Mais seul, il a rapidement tourné en rond. Je pense que nos deux jours d’immobilisme au camp de base et son tourisme forcé à Tbilisi sont deux expériences psychologiquement similaires. Il nous confesse qu’il a même songé à avancer son vol retour pour la France mais les surcoûts et la perspective de ne pas nous revoir l’ont découragé. Je ne fais pas mention des terrasses à pintes qui l’escortaient dans mes pensées. Nous avons eu le loisir de les expérimenter ensemble lors de notre soirée de retrouvailles la veille. Et nous risquons de récidiver la nuit prochaine, puisque Laurent et Philippe, exténués par le Mont Kazbek n’étaient pas des nôtres pendant ce moment. Cela a été compliqué pour moi aussi, la fatigue accumulée pour avoir passé vingt-quatre heures sans sommeil a fini par me rattraper, bien aidée par l’alcool. Mes tongs bricolées à partir de semelles et de scotch n’ont d’ailleurs pas tenu le choc.
Un roulement pour les passages aux douches se met en place dans le logement et nous profitons de la machine à laver pour nettoyer nos vêtements. Nous nous calons sur les canapés du salon et sirotons quelques bières autour d’une partie de Citadelles, un jeu qui fait partie de mon paquetage et qui nous a cruellement manqué au camp de base.
Notre besoin de demeurer ainsi à l’appartement au lieu d’explorer les rues de Tbilisi, après deux jours d’arrêt au camp de base peut soulever des questions. Le contexte est différent déjà. Ici, nous jouissons d’un confort que nous n’avons pas revu depuis le premier jour, même si la halte à Stephantsminda en offrait un bel aperçu. Mais surtout, nous lâchons complètement prise. Il n’y a plus de cap à suivre, de destination à atteindre avant la fin de journée ou de programme à préparer pour le lendemain. Ce sont des vacances différentes qui commencent, celles qui permettent de recharger les batteries et elles font un bien fou après les péripéties rencontrées. C’est aussi la vision de ces secondes vacances qui m’a aidé à tenir pendant les premières. Ne vous méprenez pas, je ne dévalue pas notre randonnée qui marquera bien plus mon esprit sur le long terme. C’est juste un tout, un ensemble. Ces deux jours de repos avant notre retour en France rendent finalement l’expérience encore plus belle.
Nous décidons de lever le camp en fin d’après-midi et nous visitons les quartiers animés de Tbilisi. C’est dans ces ruelles que se révèle le véritable charme de la ville qui nous avait uniquement présenté des boulevards inondés de traffic routier et dépourvus de passages piétons, nous donnant parfois l’impression de jouer nos vies pour poursuivre notre route.
Les véhicules sont interdits dans ces nouvelles rues étroites qui nous laissent apprécier une autre agitation, alimentée par les passants et les animations des terrasses et des bars des restaurants. Guillaume qui a déjà eu le loisir d’explorer Tbisili s’improvise guide et nous montre les plus jolis coins de la ville. L’architecture des bâtiments qui s’élèvent autour des sentiers pavés offre un style plus ancien à la limite du moyen-âge, beaucoup plus élégant que les constructions urbaines croisées jusque-là.
Notre petit tour finit par nous mener à la terrasse d’un restaurant que nous espérons spécialiste de la cuisine locale. Nous ne sommes pas déçus puisque nous découvrons les khinkalis qui s’apparentent à de gros raviolis. Ils sont farcis de viande de bœuf ou de porc mais aussi de fromage et de champignons. C’est un véritable délice qui vient cueillir nos papilles gustatives en overdose de plats lyophilisés et de pâtes chinoises. L’expérience culinaire se poursuit avec des plats de viande mijotée et du vin géorgien qui n’a pas à pâlir face au vin français.
Je parviens à établir un contact téléphonique avec Naama pendant le repas. Mais nos états d’esprit sont trop éloignés pour espérer s’entendre. Alors que je digère la fin de la randonnée, elle est exclusivement tournée vers les préparatifs de la fête de PACS qui aura lieu dans quelques jours. Je dois terminer ce voyage pour pouvoir revenir pleinement dans la tourmente de l’organisation de la fête. Je crois qu’elle ressent mon décalage et notre échange débouche inexorablement sur une dispute. Je prends conscience de la pression qu’elle supporte seule en France et je culpabilise un peu de profiter de ces congés en Géorgie. Je regrette surtout de ne pas trouver de solution pour la soutenir dans ce moment compliqué pour elle.
Les autres remarquent mon malaise et décident de me détourner de mes préoccupations. Nous enchaînons les verres à la fin du repas en multipliant les rigolades autour des accrocs rencontrés pendant le périple que nous tournons en ridicule. Nous réveillons la bataille des vieux contre les jeunes à laquelle nous assimilons plusieurs clichés : l’expérience contre la fébrilité ou la vieillesse contre l’énergie selon les points de vue.
Philippe nous abandonne à ce moment-là, constituant un argument de moins pour l’équipe des jeunes que ne manquent pas de pointer du doigt Guillaume, Ludo et Fred. En réalité, il n’a pas complètement récupéré depuis ses déboires rencontrés lors de l’ascension du Mont Kazbek. Nous apprendrons plus tard que son mal-être est certainement lié à la consommation d’un pain particulier qu’un Russe lui aurait offert au camp de base. Sa frustration est immense car il randonne aussi pour ces moments de fête marquants. Et celui-ci ne fera pas exception.
A son départ, nous quittons le restaurant à la recherche d’un bon bar. Le quartier, exclusivement composé de restaurants nous pousse à tenter notre chance dans d’autres rues. Notre recherche aboutit sur un bar atypique. Le thème de l’aéroport omniprésent à l’intérieur nous amuse. Le présentoir aux airs de de tableau de vol présente un large choix de bières, gage de qualité à nos yeux. Hélas, nous nous rendons compte que l’ambiance est extrêmement fidèle à celle présente dans les salles d’attente des vrais aéroports. Je sens l’esprit de fête de mes compagnons faiblir comme si nous étions face à un obstacle trop important pour continuer notre chemin. Cette soirée, nous l’attendons depuis trop longtemps pour la laisser glisser entre nos doigts. Il faut réagir. Il faut bouger ! Ou bien nous serons bientôt à nouveau prisonniers des murs du camp de base !
Lorsque la tournée est terminée, j’entraîne les autres à l’extérieur. Laurent est un peu dubitatif :
-Mais tu veux aller où ?
-N’importe où ! Pourvu que ce soit loin de cet endroit de malheur !
Guillaume appuie mes propos :
-C’est vrai qu’il était un peu pourri ce bar. Ils étaient un peu coincés les gens.
-Il y a que des restaus dans le coin, soulève Ludo.
Nous avons débouché sur un passage où les restaurants s’entassent les uns derrière les autres. Le temps passant, les terrasses commencent à se vider. Une aubaine pour nous. Je m’arrête au premier restaurant qui croise notre route :
-Il doit bien y avoir à boire ici !
-C’est peut-être pas trop le délire, soulève Fred en indiquant les familles autour de quelques tables. Mais on verra bien !
Nous nous installons à la terrasse après nous être présentés à l’accueil. Un serveur vient rapidement prendre notre commande. Il décèle nos allures de touristes et s’adresse à nous directement en anglais :
What can I serve you ?
Nous nous regardons tous un circonspects. Faut-il commander une nouvelle bière ou bien est-il temps de passer à quelque de plus lourd ? Je mets fin à nos tergiversations :
-Do you have one meter of chacha ?
Les yeux des autres s’écarquillent :
-Pas ce truc infâme, s’indigne Fred.
-C’est vrai que ça n’avait pas l’air bon, j’ai pas testé encore, révèle Laurent.
Encore une fois, je suis suivi par Guillaume :
-Allez les gars, il faut goûter les spécialités du pays !
-Spécialité ? C’est spécial en effet, ironise Ludo.
Le chacha est un alcool typique de Géorgie. C’est une sorte de vodka mais réalisée à partir de raisin. Si le chacha ne s’est pas expatrié aussi bien que la vodka, c’est certainement parce que son goût particulier peut rencontrer des difficultés à séduire les papilles. Nous en avons fait l’expérience lors de notre soirée retrouvailles grâce à une bouteille que s’était procurée Guillaume. A ce moment-là, notre jugement était unanime et nos grimaces similaires après chacun de nos shots.
-What is one meter ?
Le serveur partage son incompréhension. J’ai voulu associer le chacha à la coutume française qui consiste à demander un mètre de shooters pour commander une dizaine de verres. Visiblement, le concept n’existe pas ici mais après quelques explications, il consent à répondre à notre requête. Nous levons tous un verre et nous surprenons la clientèle proche lorsque nous crions à l’unisson :
-CHACHA !!!
Un nouveau « CHACHA ! » retentit lorsque nos verres sont vidés accompagné par des grimaces de dégoût. Jeune ou vieux, nous tombons d’accord sur le fait que les saveurs sont aussi écœurantes que la veille. Cela ne nous empêche pas de réitérer l’opération avec les verres restants. Je demande ensuite :
-Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
-On bouge ! réplique Fred.
Je crois que j’ai lancé un mouvement auquel les autres adhèrent : le barathon géorgien. Nous nous déplaçons d’une dizaine de mètres pour atteindre la terrasse du restaurant suivant. Nous répétons le processus mais nous nous permettons de varier les alcools : Ainsi les shooters de vodka et de tek paf se succèdent au fur et à mesure que nous enchaînons les restaurants. De nombreux « CHACHA ! » sonores s’élèvent dans la nuit.
Lorsqu’il est l’heure pour les restaurants de fermer et qu’ils refusent de nous servir davantage, nous nous mettons en quête d’un vrai bar. Ragaillardis par nos dernières consommations, le contact avec les locaux s’en trouve simplifié. Nous récupérons l’itinéraire pour rejoindre une place vivante de Tbilisi en ces heures sombres.
Une fois arrivés, nous remarquons que l’ambiance musicale qui y règne est beaucoup plus en phase avec notre état d’esprit. Les terrasses qui abondent ici sont beaucoup plus peuplées que notre dernier point de mouillage. C’est finalement un pub animé qui trouve grâce à nos yeux. Alors que nous recevons d’élégants cocktails pour notre première tournée, nous découvrons qu’une soirée karaoké anime le lieu. Chacun à leur tour, les clients viennent interpréter une chanson de leur choix au milieu d’une scène étroite délimitée pour l’occasion.
En temps normal, c’est plutôt le genre d’activité que l’on aurait tendance à fuir mais nous ne sommes pas en temps normal, ou en état normal tout du moins. Nous avons besoin de faire ressortir la puissance du chacha qui habite en nous et c’est sans hésiter que nous nous inscrivons pour interpréter « Dès que le vent soufflera » de Renaud, l’une des rares chansons françaises que nous trouvons dans la sélection du bar. En attendant notre tour, nous assistons aux prestations qui nous précèdent, composées essentiellement de chants géorgiens. Beaucoup de chanteurs prennent l’exercice très au sérieux, révélant un niveau musical élevé qui ne nous intimide pas pour autant.
Lorsque vient notre passage, nous déversons toute notre énergie face à la clientèle du bar, improvisant même une chorégraphie censée mettre en image les paroles de la chanson. Je crois que certains géorgiens sont choqués par notre interprétation, même si la plupart nous observe d’un regard amusé. Peut-être que nous sommes en train d’extérioriser toute la frustration accumulée au camp de base ? A moins que ce ne soit simplement notre trop plein d’alcool qui guide nos mouvements ?
La fin de notre chanson arrive beaucoup trop vite et c’est démoralisés que nous retournons à notre table. Heureusement, Laurent nous accueille avec des cocktails plus impressionnants les uns que les autres. Consolés, nous entreprenons d’effectuer une seconde prestation.
C’est sur « La tribu de Dana » que se porte notre dévolu. Après avoir enquillés nos nouveaux verres, nous reprenons place au centre de la scène. Et alors que nous pensions avoir donné toutes nos tripes avec Renaud, nous allons encore plus loin avec Manau. Sommes-nous possédés par la tribu de Dana qui vient nous soutenir après notre échec au Kazbek ? Ou les mixtures de Laurent cachaient-elles des substances illicites ? En tout cas, notre mélange musical est adopté ! Il y a même des personnes qui se mettent à danser sur notre groove. Je n’en reviens pas et j’ai envie d’en donner encore plus à nos premiers fans. Bon, il n’y a que quatre personnes qui dansent. Et sur ces quatre personnes, il faut compter Ludo et Laurent. Qu’importe, nous continuons notre spectacle d’artistes en transe avec Guillaume et Fred… jusqu’au bout de la chanson où le micro nous est arraché. Tant pis, continuons à explorer notre potentiel et inscrivons-nous pour une nouvelle audition ! Mais nous essuyons les refus des organisateurs qui prétendent devoir bientôt fermer. Est-ce la vérité ou notre show français aurait-il fini par en lasser plus d’un ? Je n’ose l’imaginer…
Bons joueurs, nous trinquons une dernière fois avant de partir à la découverte d’un nouveau recoin de Tbilisi qui m’apparaît plus sympathique que je ne l’imaginais. C’est à partir de ce moment-là que mes souvenirs se font plus flous. Très certainement, les effets secondaires de la fièvre du CHACHA !
Je me rappelle m’être lancé avec Laurent dans un battle de danse original pour contenter mon besoin d’exercice permanent, au beau milieu de la place de la soif de Tbilisi. Je ne saurais plus dire si les observateurs étaient impressionnés, amusés, moqueurs ou embarrassés. J’ai les images d’un coffre-fort qui surgissent dans mon esprit. Je crois que c’était la décoration d’une boîte de nuit dans laquelle nous nous sommes engouffrés une dizaine de minutes. Le temps nécessaire pour nous rendre compte que le lieu était boudé et que nous étions les seuls clients. Cela explique pourquoi le videur a accepté de nous laisser entrer malgré notre surplus d’ivresse et les moqueries de Laurent.
Puis la Mac team, rebaptisée Chacha team pour la soirée est revenue à ses fondamentaux : la randonnée. Même si l’allure de notre marche s’apparentait davantage à de l’errance. On nous a soufflés qu’il y avait une boîte fantastique à l’autre bout de la ville. Nous dévions sur un parc ornementé d’un pont qui sert à traverser une route… ? A moins que ce soit le pont qui nous permette d’atteindre la fameuse boîte ? Les autres se perdent et sont introuvables. Où se sont-ils encore fourrés ? Serait-ce possible que ce soit moi qui me sois perdu ? Pourquoi est-ce que je me cache derrière un pot de fleur ?
-Il est là !
Les gars me tombent dessus. Il semblerait que je me sois lancé dans une partie de cache-cache avec eux sans avoir pris la peine de les prévenir. Ils rient de la situation autant que moi. C’est en tout cas ce que je me plais à penser.
Nous reprenons notre chemin. Pas de rocher glissant, de montée pentue ou de rivière à traverser. Et pourtant que la route est longue ! Heureusement, la voix de Fred résonne dans la nuit telle le faisceau lumineux d’un phare :
-Je la vois les gars ! On arrive !
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