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Jours 6 & 7 : Tourisme au camp de base

Je finis par déceler la lumière du jour à travers mes paupières. J’ignore si j’ai réussi à dormir au milieu de la tourmente. J’ai dû m’assoupir par moments d’un sommeil léger car j’ai l’impression que des passages vides sont disséminés à l’intérieur de mon esprit.

Dehors, il grêle toujours intensément. Les mouvements de Laurent trahissent son réveil :

-Ça va ?

-J’ai connu meilleure nuit.

Je partage avec lui mon ressenti et je constate qu’il a vécu la même chose de son côté. Nous essayons de tourner notre malheur en dérision. Tout d’abord, en imaginant les réactions de nos compères pendant la nuit et tout particulièrement celle de Philippe dont le challenge était un ton au-dessus du nôtre avec son tarp. A deux, nous parvenons à nous mettre de bonne humeur et nous décidons d’enregistrer une auto-interview décalée sur la nuit passée avec mon téléphone.


La découverte qui nous cueille lorsque nous sortons la tête de la tente assomme un peu plus notre esprit en manque de sommeil. Tout est blanc. Il n’y plus de trace des roches qui composaient le plateau du camp de base. Tout est à présent recouvert d’un manteau neigeux. Encore hagards au moment de mettre les pieds dehors, nous mettons un certain moment à retrouver ma tente effondrée, ensevelie sous la neige. Nos sacs sont mouillés mais le contenu devrait être intact. En portant notre regard au loin, nous ne discernons pas le tarp de Philippe. Nous imaginons alors qu’il a subi le même sort que ma tente.

Nous filons vers la cuisine du camp de base que nous assimilons à un havre de paix. Et l’agitation qui y règne à notre arrivée ne nous pose aucun problème. Nous nous asseyons à côté des autres qui déjeunent déjà :

-Alors ?

-Mon tarp n’a pas tenu le choc, annonce faiblement Philippe.

-Pas étonnant… Tu as fait comment ? demande Laurent.

-Au début, ça allait. Puis, au bout d’un moment, j’ai senti des répercussions sur mon duvet. J’ai allumé ma frontale et tout était blanc. Il y avait des grêlons autour du tarp. J’ai compris que j’allais me faire arroser alors je suis venu ici et on m’a trouvé un lit. Mais sinon, ça le faisait !

-Ton tarp était effondré ce matin…

-Ah…

Je me tourne vers Fred et Ludo :

-Et vous les gars, comment ça s’est passé ?

-Pour moi ça a été, explique Fred. Par contre, pour Ludo, ça a été plus compliqué.

-Ouais, une des attaches de ma tente s’est décrochée. Ça a fait un vacarme toute la nuit et j’appréhendais que ma tente se détache encore plus. Heureusement, ça n’a pas été plus loin. Et vous les amoureux ?

Nous relatons nos péripéties et nous relativisons notre nuit en la comparant à celle des autres. Alors que nous nous renseignons sur le tarif d’hébergement du camp de base auprès de Philippe, nous sommes rejoints par les guides. Ils nous expliquent que les nouvelles conditions climatiques bouleversent leurs plans. Il sera impossible de gravir le Mont Kazbek cette nuit. Et les prévisions météorologiques données par les locaux pour les jours suivants sont également défavorables. Ils jouent franc jeu avec nous : il y a très peu de chances pour que nous atteignions le Mont Kazbek même avec le jour bonus.

Nous avons l’impression de prendre un coup de massue sur la tête. Jusque-là nous faisions bonne figure car il y avait un objectif qui nous aidait à tenir, à surmonter les obstacles sans regarder derrière nous : l’espoir de fouler le sommet du Mont Kazbek. En quelques secondes, il venait de s’éloigner considérablement de nous. Nous avons dû mal à digérer l’information et Michal doit s’en apercevoir car il tente de nous rassurer :

-We should wait tomorrow and maybe the weather will be better. It’s just that usually bad weather stays some days in mountains…

Il nous explique ensuite qu’il n’est pas nécessaire de réaliser l’acclimatation et la formation à l’alpinisme aujourd’hui puisque nous n’allons pas faire l’ascension cette nuit. Il nous propose de reporter la formation à l’alpinisme au lendemain.

En attendant le début de l’acclimatation, chacun décide de s’occuper de son campement. Ludo et Fred renforcent leurs tentes tandis que Philippe installe ses affaires dans une tente quatre saisons qu’il se résout à louer. Avec Laurent, nous nous installons dans une chambre du camp de base. Cette option un peu coûteuse nous permet d’appréhender les nuits à venir plus sereinement. Et il a l’avantage de nous permettre de demeurer autant de temps que nous le souhaitons entre les murs du camp de base. Finalement, nous tournons rapidement en rond et nous finissons par nous poser ensemble autour de notre lit. Nous essayons de nous rassurer sur l’avenir du trek et nous réalisons quelques parties de dés.


L’après-midi, nous nous rejoignons tous à l’extérieur, en tenue pour l’acclimatation. C’est David qui animera cette session. L’objectif est de réaliser un parcours qui nous amènera à cinq cents mètres plus haut, soit à près de quatre mille mètres d’altitude. Cette étape est fondamentale car elle va permettre à nos corps de s’habituer à l’altitude et d’éviter notamment le mal des montagnes. Le manque d’oxygène lié à l’élévation de l’altitude peut avoir plusieurs conséquences négatives sur les organismes : fatigue, nausées, vomissements, troubles de l’équilibre,… Pour contrer ce phénomène, il est primordial d’empêcher les changements d’altitude d’apparaître trop brutalement et donc de recourir à l’acclimatation.

La grêle s’est transformée en pluie fine, mais nous sommes tout de même contents de réaliser cette courte expédition. Parce que l’acclimatation est un exercice nouveau pour nous mais surtout parce que cela nous éloigne un peu de l’atmosphère pesante du camp de base.

Nous suivons David avec discipline en file indienne. Allégés de nos sacs, nous progressons rapidement même si la météo n’est pas idéale et nous laissons le plateau du camp de base derrière nous. Nous sommes davantage gênés par la pluie permanente qui trouble notre champ de vison que par la qualité du sentier largement emprunté. Il nous faut une bonne demi-heure pour atteindre le sommet supplanté par une espèce de cabane religieuse.

C’est la première fois que nous allons au-delà de quatre mille mètre d’altitude et nous célébrons l’instant en réalisant une courte chorégraphie menée par Laurent. Je ne ressens pas d’effet négatif immédiat sur mon organisme, ce qui dissipe un peu mes craintes pour l’ascension probable du Mont Kazbek. Les autres ne présentent pas de symptôme inquiétant non plus.


Au bout d’une dizaine de minutes, nous rebroussons chemin vers le camp de base. Une fois de retour, je découvre avec déception que l’étanchéité supposée des vêtements loués a laissé s’immiscer l’eau à travers mes sous-couches. Tout est trempé. Cela réveille en moi le souvenir amer de la séance d’essayage à Stephantsminda. Heureusement, après une âpre négociation et avec l’aide des guides, nos affaires mouillées sont autorisées à sécher près de l’unique poêle du camp de base.

De manière générale, les gens qui gèrent le camp de base sont à l’image du lieu : austères, froids et distants. Ils se regroupent dans la pièce la plus chaleureuse et confortable de l’endroit dont l’accès nous est formellement interdit sous peine d’être violemment invectivé dans un langage inconnu. Sans doute mieux estimés, soit parce qu’ils ont fait leurs preuves maintes fois, soit par leur faculté à rameuter des touristes dépensiers, les guides ont un laisser-passer pour cette pièce paradisiaque.

Nos rares échanges avec les locaux n’ont jamais permis d’établir un contact clair. Tout d’abord parce que leurs sourcils froncés trahissent leur lassitude à répondre aux touristes. Ensuite, leur manque de maîtrise de l’anglais les gêne pour comprendre notre babillage, accentuant leur frustration et leur impatience. Nous préférons donc éviter tout échange mais nous nous amusons toujours lorsque nous observons quelqu’un essayer de converser avec eux.

Mis à part ces quelques contacts, nous croisons aussi quelques voyageurs qui vont et viennent dans la chambre où nous avons élu domicile et dans laquelle nous passons l’essentiel de notre temps. Bizarrement, nous avons mis peu de temps à prendre nos marques. Peut-être finalement parce qu’il y a très peu de repères : le plateau dehors, le hall, la cuisine et la chambre. Cela fait à peine une journée que nous sommes ici, mais j’ai le sentiment que cela fait une éternité. Comme si notre immobilisme soudain après plusieurs jours de marche étirait considérablement le temps. A moins que cela ne soit un des effets du mal des montagnes ?

Il y a quelque chose d’extrêmement angoissant avec ce camp de base. Alors que nous multiplions les treks et les randonnées à la recherche de découverte et d’évasion, c’est un sentiment d’emprisonnement qui nous envahit pour la première fois. Nous sommes tributaires du lieu car la température minimale nous dissuade de demeurer trop longuement à l’extérieur. Et c’est la météo capricieuse qui prolonge notre séjour ici.

Mais notre deuxième soirée va me faire découvrir une toute autre facette de l’endroit. Alors que nous jouons à une énième partie de dés avant d’aller nous coucher, des chants parviennent jusqu’à notre chambre. D’abord légers, ils gagnent en puissance pour devenir une vraie chorale. Notre curiosité nous pousse jusqu’à la cuisine. La scène qui se révèle semble provenir directement d’un monde merveilleux. Les bougies qui ornent les tablent font danser les ombres des randonneurs qui chantent en claquant les mains au gré des airs joués par un guitariste. Nous nous joignons à eux, hébétés par ce spectacle improvisé. Les chansons varient en fonction des doigts rencontrés par la guitare alternant des classiques connus et des chants géorgiens typiques. Nos mains, elles, font passer une pastèque géante, trophée remonté par un habitué dans la journée. Le fruit finit par être découpé et les locaux partagent des portions avec nous ainsi que quelques biscuits.

Nous avons la chance de participer à une véritable fête de randonneurs. Pour la première fois, j’ai le sentiment que notre petite bande de randonneurs s’est élargie. Comme si nous avions intégré un groupe plus large, le nouveau pan d’une famille dont il nous resterait à découvrir tous les membres. Cette pensée me décroche un sourire béat. Je ne suis pourtant pas sous l’effet d’un alcool joyeux. A moins que ce ne soit la matérialisation du mal des montagnes chez moi ? Un positivisme forcé ? Je laisse de côté ces questionnements futiles et je profite de cet instant précieux.

Même la météo s’est adoucie puisque les intempéries disparaissent du paysage le lendemain. Mais elles sont remplacées par le souffle du vent qui fait vibrer perpétuellement les tentes. Et cela ne rassure que très peu les guides qui se montrent toujours pessimistes pour l’ascension :

-Here it’s OK. But at the top, it’s very cloudy and the wind will not help.

Ils maintiennent toute de même la formation à l’alpinisme l’après-midi qui prend place sur une pente neigeuse aux abords du camp de base. David cède sa place à Michal qui nous enseigne les rudiments nécessaires à l’ascension d’une montagne. Encombrés de notre casque et de notre piolet, Michal nous explique comment réagir en cas de chute.

C’est à ce moment-là que je prends conscience de la fonction réelle du piolet : stopper une descente inopinée. La première chose à réaliser en cas de faux pas est de planter son piolet dans la neige ou la glace et de faire pression avec le poids de son corps sur l’outil. C’est le meilleur moyen d’interrompre la descente. Michal illustre ses propos en simulant des chutes qu’il stoppe en appliquant sa méthode avec brio.

C’est ensuite à notre tour d’essayer. Nous enchaînons les dégringolades plus ou moins rocambolesques et appliquons minutieusement la technique apprise par le guide. Une fois le procédé maîtrisé, Michal nous informe que nous serons encordés lors de certains passages si l’ascension est maintenue. L’intérêt de ces cordées est de s’assurer mutuellement en cas de chute. Celui qui glisse doit crier « Fall ! » pour prévenir les autres qui doivent se laisser tomber sur leur piolet. De cette façon, la descente devrait être arrêtée même si la personne qui chute ne parvient pas à s’arrêter d’elle-même. Nous nous exerçons à nouveau plusieurs minutes en scandant « Fall ! » puis nous rentrons au camp de base faire le point avec les guides.

Leur discours demeure inchangé. Il y a très peu de chances que nous accédions au sommet du Mont Kazbek le lendemain. Au mieux, nous pourrons gravir quelques centaines de mètres avant de devoir faire demi-tour à cause de la météo. De notre côté, nous sommes unanimes, nous avons gâché trop de temps au camp de base pour abandonner sans même essayer. Les guides sont réceptifs à notre détermination et nous proposent de faire à nouveau le point à minuit, l’heure prévue pour le départ.

Nous passons le reste de la journée à préparer nos affaires et à prier pour que la météo soit favorable dans quelques heures. Une accalmie se présente au coucher du soleil, ce qui nous donne l’opportunité de prendre de magnifiques clichés des montagnes. Cela représente peut-être une lueur d’espoir pour notre périple à venir ?


Nous allons nous coucher vers dix-huit heures pour profiter de quelques heures de sommeil avant le départ. C’est à ce moment-là que je commence à déchanter. Mes crampes d’estomac qui n’avaient pas reparu depuis notre arrivée au camp de base décident de m’assaillir alors que je viens de me glisser dans mon duvet. Je décide de les ignorer au début, mais plus le temps passe, plus les pointes que je ressens à l’intérieur de mon corps sont douloureuses. Je n’ai pas d’autre issue : il faut que ça sorte.

Penaud, je m’extraie de mon couchage et j’enfile difficilement quelques vêtements. Je titube à l’extérieur pour trouver l’endroit que j’ai soigneusement évité depuis notre arrivée. Utiliser le terme « toilettes » pour désigner ce lieu serait légèrement mensonger. Je lui préfère le nom plus poétique de « cordillère des crottes ». Des montagnes d’excréments à même le sol me font face et j’avance tête baissée pour limiter au mieux cette vision d’effroi. Je trouve une zone propice et j’apporte ma pierre à l’édifice.




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