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JOUR 6 : La vie sans risque n’a pas de saveur

J’ai mal dormi. Il est 7h15 lorsque je me décide à me lever. Je suis réveillé depuis un moment. Autour de moi, mes coéquipiers semblent encore en proie au sommeil. Je prends le soin de mettre un terme à l'enchantement comme d'accoutumé. Mais ce matin, je n’insiste pas.

L’autre truffe du salon de thé nous attend pour 8h30. Au préalable, il nous faut remballer notre fatras. Nous rejoignons la bâtisse à l’heure voulue.

Au menu : Beans à la tomate et bacon… On dirait qu’il manque les œufs et le black pudding. Ils n’arriveront jamais jusqu’à notre table… Vil imposteur, homme sans paroles, maître menteur, au XIIIe siècle, William Wallace t’aurait pendu haut et court pour le quart d’un tel mensonge. Je te brûlerai bien, sur un bûcher, ce matin même. Mais tu as de la chance, le bois se fait rare et humide par ici et j’ai d’autres projets pour cette journée… Sans quoi, il eût pu en être tout autrement. Le pauvre homme, mérite-t-il cet acharnement ?



J’utilise son réseau internet pour correspondre avec ma femme et pour procéder à quelques virements bancaires. Je lève le nez pour m’emparer d’une seconde tranche de pain… Il est trop tard. Les nettoyeurs qui m’accompagnent ont fait table rase, au sens littéral. Chacun a mangé ses 2, 3 ou 4 tartines. J’ai l’impression d’être le grand perdant de ce jeu de rapidité. Ce petit-déj a un goût de trop peu, j’en fais la réflexion à mes partenaires. Qu’à cela ne tienne, j’ai quelques réserves personnelles stockées au sein de ma ceinture abdominale et mes coéquipiers se rationnent à hauteur d’une malheureuse tranche de pain, par jour, depuis le début du trek. Mais pour le principe, c’est pas très sport.

Je n’ai plus de tabac ou presque… Après avoir quelque peu négocié et m’être âprement incliné, je parviens à taxer une clope à Nic Zubrowka qui me fait bien comprendre que cette offrande ne pourra, trop souvent, être renouvelée. Je ne l’avais pourtant jusqu’à présent pas sollicité outre mesure. Gagné par la pitié, Mac Fire me lâche un peu de tabac. Je déteste supplier, devoir en arriver là.

Cette matinée me gonfle déjà. La vie en groupe implique parfois plus de désagréments que d’avantages. C’est décidé, c’en est fini des déconvenues. Ce matin, je ne subirai pas l’inertie collective. Je décampe du salon de thé et fuse, seul, sur le chemin, tel un feu follet écervelé et boudeur.



Je marche depuis un moment. J’ai dépassé notre campement ainsi que le hameau que nous avons rejoint hier soir afin de nous acquitter de notre droit de couchage. Je pénètre dans une forêt de pins traversée d’une large piste forestière. Je tombe sur un embranchement. J’écoute mon intuition et effectue une lecture rapide du descriptif. Mon choix est instantané. J'emprunte le chemin de droite. Je marche d’un pas résolu, bien décidé à conserver mon avantage sur le reste de l’équipe. Le topoguide semble confirmer la décision que je viens de prendre. Absorbé par son interprétation, je continue à évoluer en m’affranchissant de mon environnement immédiat. La glissade est belle, phénoménale, mémorable. Just tourb it. J’en perds mes lunettes. Tel un désaxé mental, je ris seul de cette splendide cascade tout en poursuivant ma route. Au bout d’un quart d’heure, je rejoins une autre piste. Elle remonte à travers la forêt et serpente entre d’immenses pylônes destinés à acheminer un réseau haute-tension d’électricité. Une balafre dans les Highlands, la balafre d’une civilisation, la nôtre… L’humanité se croit tout permis et se permet tout. Cette balafre, c’est le témoignage d’une civilisation qui s’est développée. Je dois admettre, faire abstraction. Il est trop tard… Chaque règne connaît apogée et déclin, c’est ainsi fait. Les dinosaures ont laissé moins d’empreintes. Et les midges en laisseront encore moins.

Je poursuis ma route. Le soleil chauffe et je sue. Soudain, j’aperçois au détour d’une courbe, des randonneurs devant moi. Ils sont 5. Étrange, leur accoutrement me semble familier. Je suis parti 10 minutes avant eux et ils m’ont devancé. Ils ont pris le bon chemin… Celui de gauche. « Ceux qui s'avancent trop précipitamment reculeront encore plus vite » : un peu de sagesse pour le feu follet. Au prix de quelques efforts, je rejoins ma sœur qui ferme la marche. Je la dépasse. Je double ensuite Mac Tourb. Je progresse. Mac Fire, Mac Tarp et Mac Midges s’offrent une courte halte en haut du col. Il est 10h15. Arrivé à leur niveau, je fais délibérément le choix de les ignorer. Je consulte mon topoguide et emprunte un chemin, celui qui me semble être le bon.



Je mets le turbo. Je marche durant 10 minutes à bonne allure. Les autres me sifflent. Peut-être souhaitent-ils que je les attende ? Je m’en moque. Je reste bloqué sur la réflexion de Mac Midges hier soir, sur la tartine de pain usurpée ce matin, sur le tabac que j’ai dû mendier au salon de thé. Je continue. Les sifflements sont moins puissants. Je m’arrête. Mais où se dirigent-ils ? Que font-ils ? Aurais-je, une fois de plus, choisi le mauvais chemin ? Il semblerait que ce soit le cas… Médiocre interprétation du topoguide… Cette fois encore, j’ai pris le sentier de droite… « Les batailles se perdent dans la précipitation » : un peu de sagesse populaire ne peut jamais faire de mal à un feu follet… J’ai perdu une bataille, mais la guerre ne l’est pas pour autant. En toute conscience, j’ai agi comme un imbécile… Je rebrousse chemin. Je cours à toute vitesse avec mon sac de 20 kilos sur le dos. J’élabore une stratégie pour les rattraper. Je souffle dans les descentes en conservant une bonne allure et j’explose dans les montées, afin de faire durer l’effort le moins longtemps possible. À mi-chemin dans la descente, je commence à accélérer de manière à atteindre ma vitesse de pointe au pied de la montée, et là : je fonce. Je bouste le cardio, mais ma tactique est payante. Elle l’est, car les déclivités sont minimes. Je rattrape mon retard, je rattrape mes coéquipiers, je dépasse mes partenaires un à un, calvanisé par l’effort. Le triple 7 poursuit sa course à travers l’Ohio…

Marchant désormais seul à l’avant du convoi, je prends mon temps et observe le paysage. Soudain, un électrochoc sonore vient me percuter. Un avion militaire me survole. Il n’est pas seul. Un second aéronef le rejoint, puis un troisième. Ils se livrent à une démonstration ou à un exercice, on ne sait pas trop. Une balafre pour mon oreille, une balafre pour cette vallée… De peur de devenir redondant, je préfère m’arrêter là. Mais que font-ils ? Mystère. C’est impressionnant. Tout ce que j’espère c’est que ces trucs sont pilotés par des personnes saines d’esprit. J’imagine les gros titres : « Une manœuvre militaire qui tourne mal : les 6 randonneurs français victimes d’un pari qui dégénère » « Les pilotes avaient besoin d’action, les randonneurs en ont payé les frais » « Terrible méprise de l’armée écossaise : une erreur de programmation des GPS et tout bascule » « Le randonneur épargné témoigne : pire que la tourbe, le bain de sang ». Soudés face à l’adversité, nous en sortîmes sains et saufs…

Une rivière face à moi… Une question… À gauche ou à droite du cours d'eau. Choix cornélien. J’ai comme l’impression d'y avoir déjà été confronté en cette matinée. J’attends mes partenaires. Je sollicite l’avis du public. Je craque mon joker. C’est ma dernière bafouille, dieu des Highlands…


Ils prennent à droite. J'opte pour la gauche. Cette fois, j’en suis persuadé, je détiens le bon choix. L’horizon est découvert et l’on s’est fixé un objectif commun : le col qui se dessine à quelques kilomètres devant nous. Je marche seul et ça fait du bien. Quelque part, je suis content de vivre cette journée en solo. Je ne suis peut être pas prêt à le faire sur 10 ou 15 jours, mais là c’est cool. Et puis je ne suis pas totalement isolé. Ils sont ici, à quelques centaines de mètres. Le paysage est magnifique : large vallée traversée d’un cours d’eau et ponctuée de blocs de roches, de plus en plus présents avec l’altitude. J’avance bien, mais je vais devoir bientôt franchir la rivière. Plus je repousse ce moment, moins l’obstacle sera important. Je le retarde donc. J’ai pris de l’avance sur mes coéquipiers. Le chemin que j’ai emprunté jusqu’alors se perd dans une végétation dense implantée sur un sol humide. Il est temps pour moi de rejoindre la rivière et de la traverser. Je coupe à travers un fond de vallée spongieux et capricieux. Je franchis le cours d’eau sans encombre. Je dispose d’une certaine avance sur mes coéquipiers. Je dirais 10 petites minutes à vue de nez. Mais face à nous se dévoile un relief abrupt et étendu. C’est une autre partie. Je décide de faire une bonne pause. Je les attends. Ils me rejoignent, ils semblent éreintés. 




Je décampe. Je coupe à travers le flanc de montagne en m’approchant au plus près de la ligne de plus forte pente. C’est intense, mais efficace. Je maintiens mon avance. Au fil de l’eau, je me vois obligé de faire quelques pauses. Elles sont à chaque fois un peu plus longues. 



À 200 m du col, ils me rattrapent et me dépassent. Je repars de plus belle. Nous nous rejoignons au niveau de ce dernier. Il est 13h15 et le vent souffle de toutes ses forces. Je suis un fétu de paille. Mais je reste planté au sol. Dans la tourbe je m’enracine, désormais familier de cet environnement. Nous avons faim, mais les conditions du pique-nique idéal ne sont pas réunies. Je pars et dévale la colline, suivi de près par mes coéquipiers.



Ragaillardi par le vent, la descente ou l’adrénaline, je descends rapidement la montagne et séme mes partenaires. Je les entends siffler, mais je ne reviendrai pas en arrière. Hors de question. Et puis, je suis heureux, seul dans les Highlands. Pas de contraintes, pas de problèmes, pas de dilemmes. Juste moi, les Highlands et les folles bourrasques. Après 45 minutes de marche, je m’arrête pour manger. Les rafales s'intensifient et je me vois obligé d’enfiler une polaire. Je pique-nique, assis sur un bloc rocheux. Le vent ne s’est pas adouci. Je descends le long d’une vallée et il s’engouffre dans celle-ci. Il ne me laisse que peu de répit. Entre deux bourrasques, j’arrive à me rouler une clope. Après un rapide coup d’œil sur mon paquet de tabac, je constate qu’il ne me reste approximativement que deux cigarettes pour le reste de la journée. Ca risque d'être chaud, mais c’est comme ça. Peut-être est-ce le moment d’arrêter ? Il s’agirait d’un choix astucieux vis-à-vis d’une programmation de vie sur du long terme… J’hésite. Devrais-je le tenter maintenant ? Bien sûr que je le devrais. Je suis lâche. J’abandonne cette idée. Il faudra un jour que je provoque cette décision. Ce jour viendra. Il devra venir. Je l’affronterai, je m’en persuade. Il est 14h15 lorsque je repars.

Je poursuis ma descente. Mes coéquipiers sont loin derrière apparemment. Je ne les vois plus, je ne les entends plus. Je suis le lit d’un cours de plus ou moins loin, il est mon guide. En bas de la vallée se dessine une voie goudronnée. J’aperçois quelques voitures qui l’empruntent. Au bout de cette route se trouve Morvich. Morvich est un petit village ancré au bord d’un loch. Il constitue notre objectif du jour. C’est là que j’attendrais le reste de l’équipe.



Le chemin que je suis est capricieux. Il disparaît tantôt pour réapparaître furtivement à quelques mètres avant de s’effacer à nouveau. Le terrain est de plus en plus accidenté. Les passages sont parfois techniques. Je prends mon temps et étudie mon itinéraire sur de courtes distances observant le sol, le relief et les prises potentielles. J’évalue le danger, je limite les risques. Je suis seul. Je ne peux pas me permettre de faire l’imbécile. Je rejoins le cours d’eau. Je le surplombe alors qu’il se transforme en chute vertigineuse. Le gouffre est là, sous mes yeux. Il est impressionnant. Cette vallée est plus encaissée qu’il n’y paraît.


Je continue ma descente. Je reste concentré. Je me fais quelques frayeurs, quelques petites montées d’adrénaline. Ça fait du bien. Les abords du torrent deviennent de moins en moins praticables. Progressivement, la rivière s’étoffe. Les rives demeurent pentues, mais la végétation se fait plus dense, plus développée et se transforme en un inextricable enchevêtrement d’obstacles. Ça se complique et ça me plaît. Une unique possibilité : descendre dans le lit du cours d'eau. Je saute de bloc en bloc. Là encore, je m’arrête brièvement et régulièrement pour choisir le meilleur chemin. Une seule crainte, que la rivière devienne cascade en un point. Pour l’instant, tout va bien… Cependant, le ciel se couvre depuis tout à l’heure. De gros nuages grisâtres tapissent l’horizon et l’assombrissent rapidement. Je continue mon petit jeu à travers le dédale rocheux et humide.



Ça y est, je commence à sentir quelques gouttes. Un nouveau paramètre vient compliquer l’équation : la pluie. Il faut que je sois sorti du cours d’eau avant qu’elle ne se déclare véritablement. Sauter de dalle en dalle lorsqu’elles sont trempées peut s’avérer très dangereux. Cette journée me plaît. J’avais besoin de cette petite dose d’adrénaline et de solitude. Je force l’allure. Ma nouvelle préoccupation : aller plus vite que la pluie. Je déploie une énergie considérable en concentration. Cette rivière n’en finit jamais. À plusieurs reprises, je glisse, trébuche,me relève. Ça y est, le cours d'eau s’élargit, le relief s’adoucit. J’ai atteint le fond de vallée. Victoire, je viens de gagner une de mes batailles !!!

Après quelques minutes de marche et après avoir franchi une impressionnante clôture de 3 mètres de haut, je rejoins la route, le goudron, le réseau… La civilisation, en bref. Drôle d'ouvrage qui ceinture le vallon. Que retient-il ? Des dinosaures ? Des girafes ? Pourquoi monter si haut ? Juste pour m’emmerder probablement… Certainement un coup de l’autre taré du salon de thé. Je lui attribuerai volontiers un rôle dans la genèse de chacun des trucs bizarres que l’on rencontre, mais je sais pertinemment qu’il n’y est vraisemblablement pour rien. En outre, il ne mérite pas qu'on lui accorde tant d’importance. Il prend la forme d’un personnage secondaire dans ce récit et c’en est déjà presque trop.

Une fois sur la route, j’enfile mon poncho, me roule une cigarette et m’hydrate. Il est 16h30. Direction Morvich : en avant toute. Il pleut. Les voitures et camions m’aspergent à chaque passage. J’ai connu des chemins de villégiature plus bucoliques. Au bout d’une demi-heure de marche, je rejoins une station-service. Plantés devant le seuil du commerce, j’aperçois Nic Zubrowka, Mac Tourb et Mac Fire… Comme on se retrouve… Ils auront finalement choisi le bon itinéraire, le plus rapide. Celui qui tournait à gauche, certainement… Je ne regrette pas mon après-midi de hors-piste. J’entre dans la station, y croise Mac Midges et Mac Tarp. J’achète un paquet de tabac au prix fort, 2 cannettes de cidre et un mars. Il faut peu de choses pour rendre un homme heureux. Chacun d’entre nous semble comblé par les trouvailles qu’il vient de faire dans la modeste échoppe. Après une rapide concertation, nous sommes tous d’avis de trouver un endroit sec, chaud et confortable pour passer la nuit. Nous décidons de nous diriger vers un hôtel situé à quelques centaines de mètres. Sur la route, j’ai une explication avec Mac Midges. Je l’attendais, il était temps qu’elle advienne. Je suis heureux de l’avoir. Nous contemplons le Loch Duich. Même sous la pluie, le paysage demeure magnifique. 



Arrivés au Kingtail Lodge Hôtel, nous apprenons que ce dernier est complet. La réceptionniste nous invite à la suivre dans le bar de l’hôtel. Elle peut se renseigner pour nous dégotter un éventuel Bed and breakfast. Aussitôt dit, aussitôt fait. Elle en trouve un disponible à moins de 2 km. Le prix est acceptable. On valide. On paye directement au comptoir. On en profite pour retirer de l’extracash et pour boire une bonne bière dans le salon cossu et coquet de l’établissement. Il est 18h30, la soirée s’annonce plutôt bien.



Nous décampons vers 19h. Nous remercions la réceptionniste et rejoignons le Bed and breakfast. C’est super sympa : des lits moelleux, une salle de bain, une cuisine équipée… Top. La tournée des douches commence. Pendant ce temps, chacun vaque à ses occupations diverses : lessive, linge à sécher, rangement, téléphonie, application de crèmes apaisantes, repos. Nous nous retrouvons à 21h pour l’apéro. Notre hôte, que nous n’avons pour ainsi dire pas vu, est plutôt cool. Il nous fait don d’une quinzaine de bières… Prends-en de la graine, vil tenancier de salon de thé !! Nous disposons, de plus, de celles qui ont déjà été achetées à la station-service. On profite de ce bon moment pour faire un Yam’s. L’apéro se prolonge durant la préparation du repas. La transition est brillamment effectuée. J’ai préparé un plat à base de semoule et d’épices. Nous avons beau avoir faim, la tambouille s’avère légèrement trop assaisonné. Ça pique un peu, beaucoup, passionnément. Et même les plus affamés d’entre nous font les fines bouches. Je viens de flinguer les papilles gustatives d’un groupe de 6 personnes. Par courtoisie ou par goût du challenge, mes coéquipiers terminent le plat. Après tout, la douleur est surtout présente durant les 5 premières minutes. Passé ce délai, le brasier qui nous sert de bouche est quelque peu anesthésié, insensibilisé.



Nous faisons le point sur l’itinéraire. 77 km parcourus en 4 jours… Finalement, c’est pas si mal. On atteint presque les 20 km par jour… L’objectif des 140 km en une semaine serait-il à notre portée ?
La nuit porte conseil. Il est minuit passé de quelques minutes lorsque j’éteins la lampe de chevet. Je suis bien… Il fait bon, le sommier est moelleux et je suis propre. Je m’endors rapidement.

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