Nous
les réveillons, malgré nous. Notre bonne humeur
matinale n’est visiblement, ni discrète, ni communicative.
Nous décampons rapidement.
Cette
troisième journée commence par une ascension
interminable… 2h30 de montée. Les dalles rocheuses sont
escarpées, le soleil tape dans notre dos. J’ai quitté
le campement en premier et j’ai 800 m d’avance sur mes
partenaires. Je souhaite conserver cet avantage psychologique. Je
rejoins le col, suivi de près par mes coéquipiers. De
là-haut, la vue est magnifique.
Aujourd’hui,
nous avons décidé de doubler l’étape. Ce soir,
nous dormirons à Usciolu : 8h30 de marche. Nous prendrons
l’itinéraire de l’ancien GR, celui qui prévoit de
réaliser la liaison Asinau - Usciolu d'un seul tenant.
À
midi, nous croisons un chien qui ne nous était pas totalement
étranger. Nous l’avions déjà aperçu la
veille, à Asinau. Il nous accompagnait également, ce
matin, sur les crêtes. Il est affamé. Il n’a
visiblement pas de maître. Il est mal tombé : en
plein GR20, sous un soleil torride, empruntant le chemin de
randonneurs rationnés, n’offrant à ce dernier que
quelques menus déchets, bouchées éparses d’un
repas frugal. Mais au fond, n’est-il pas comblé ? Un
chien, un vrai chien !
Je ne parle pas des
Yorkshires et autres Chihuahuas. N’est-il pas fait pour vivre et
s’épanouir dans de telles conditions ? Il semble
effectivement jouir de son environnement. Peut-être n’a-t-il
été jamais aussi heureux ? Et affamé ?
Il se délecte de l’huile de sardines en boîte que nous
lui offrons. Il se joint à nous pour ce repas, au bord de ce
cours d’eau idyllique.
Nous
continuons notre marche. Le paysage est magnifique : une prairie
humide, en plein soleil. Les ruisseaux se forgent un itinéraire
dans un substratum qui leur était prédestiné.
L’herbe est rase et épouse les moindres reliefs du sol.
Selon Ludo, tout cela est fruit d'un travail remarquable des services
techniques municipaux... Une équipe espaces verts performante
et consciencieuse... Ludo, adepte et fervent défenseur du
second et troisième degré,
s'encourage et encourage ceux qui l'accompagnent à l'exercice
d'un humour décalé.
Une
idée me vient. Une idée fondée uniquement sur un
ressenti. Une idée dépourvue de toute considération
urbanistique et logistique :
vivre ici, au beau
milieu de nulle part, en Corse,
au bord d’un cours
d’eau. Une maison en bois, ma fille courant pieds nus dans cette
prairie magnifique. Le bonheur, la simplicité, la vraie vie.
Est-ce possible ? Révélée au grand jour,
mon idée est rapidement contestée. Aller salir, ternir,
un tel endroit. De quel droit ? De quel droit l'exposer aux
cris, aux bruits, aux nuisances ? Ils ont raison, tout
bonnement, irréfutablement.
Nous
croisons, plus tard, dans l’après-midi, l’itinéraire
d’un randonneur isolé. Il est parti seul. Il était
visiblement bien équipé, trop équipé. Il
a dû se délester d’une partie de son matériel
en haut du col surplombant le refuge d’Asinau. Il n’est pas
familier du trekking. Il a le vertige. Il s’est engagé sur
le GR 20 comme il serait entré dans un supermarché.
Mais cette expérience est pour lui un challenge. Il le veut,
donc il le tente.
Il
nous raconte le début de son périple : tout
bonnement époustouflant… Il a, comme nous, entrepris de
faire le GR du sud vers le nord. Il est parti de Conca à 15h,
pour une étape de 7h30… Ambitieux, mais pas impossible. Il
trace, il fonce toute la journée. Mais la nuit tombe vite. Il
ne voit plus les balises. Il continue. L’obscurité et la
fatigue le rattrapent. Il s’arrête dans un sous-bois. Il est
déshydraté. Il est épuisé. Il sort une
barre de céréale de son sac. Il la savoure. Il ne la
savoure pas vraiment, en fait. Elle provoque en lui une allergie. Il
suffoque, son palais gonfle. Ça pique. Il se sent défaillir.
Il se lève et poursuit sa route, malgré tout. Sa lampe
frontale lâche. Il s’acharne, vaille que vaille. Il pleut, le
tonnerre gronde. Il rejoint le campement à 1 heure du matin.
Il monte sa tente dans le vent, sous la pluie, complètement
trempé. Il y a survécu. Il en témoigne. Nous
l’adoptons.
Nous
marchons depuis quelques heures maintenant. Notre discernement, nos
capacités physiques et notre optimisme sont quelque peu
entamés. Nous sommes une proie facile pour ce sentier corse de
grande randonnée. Plus aucune balise. Nous sommes sur les
crêtes. Aucune idée de la direction à prendre
pour la suite. Perdus:
c'est le terme qui
nous caractérise, au mieux, en cet instant. Contourner
l'escarpement ou escalader le piton rocheux : nous n’avons pas
d’autres alternatives. Nous exploitons plusieurs approches :
rien,
aucune piste, impossible de trouver le chemin. Ça fait une
demi-heure que nous testons divers itinéraires. Nous touchons
au but et sommes fatigués de traîner autant à
quelques centaines de mètres du refuge. La tension nerveuse
est à son comble. Je pars seul. Je tente. Je descends,
j'essaye de contourner la crête pour retrouver les traces du
GR. C’est dangereux. Je suis sur mes gardes. Le terrain est
glissant et escarpé. Je reste prudent. Je n’entends plus mes
partenaires. Je continue. Je rattrape le GR : victoire.
J’appelle Ludo, Vince et Philippe. Ils peuvent me rejoindre. Ludo
est en colère. J’ai agi bêtement, je n’ai prévenu
personne, j’ai pris des risques. Il est très énervé.
Il a ses raisons. Je ne regrette pas le choix que je viens
d'effectuer. Nous échangeons quelques velléités
avant de regagner le refuge. Cette fin de journée est
imprégnée d’une humeur boudeuse, bougonne et
belliqueuse.
Arrivés
au bivouac, nous prenons les derniers spots disponibles. Ceux dont
les autres campeurs n’ont pas voulu. Ils sont petits et mal gaulés.
Ça fera l’affaire pour ce soir. Nous n’avons pas vraiment
le choix. Vince n’est véritablement pas satisfait de la
qualité de son emplacement. Il a décrété
qu’il ne paierait pas pour une telle daube. Les gardiens du refuge
ont en décidé autrement. Ils ont repéré
sa tente. Il ne s'est pas acquitté du droit de couchage. En
son absence, ils lui subtilisent un de ses bâtons de marche.
Cette caution forcée est dénoncée par Vince
comme une basse manœuvre. Il finit par régler la note tout en
contestant les méthodes de nos hôtes et le prix
s’appliquant à ce vil emplacement.
Ce
soir, c’est décidé, je prends une douche. L’eau est
glaciale. La température extérieure a nettement chuté
à l’ombre du flanc rocheux. C’est mon deuxième
exploit journalier.
Nous
allons acheter quelques vivres au refuge. On nous offre une liqueur
locale. Elle est la bienvenue. Nous commandons également une
bouteille de vin, symbole de réconciliation, qui fera l’objet
d’un apéro bien mérité. Sur place, nous
retrouvons le chien que nous avions croisé à plusieurs
reprises les jours précédents. Apparemment, il n’a
pas eu besoin de chercher les balises pour trouver le chemin, lui !!
Les gardiens du refuge l’ont recueilli. Ils ont réussi à
contacter son maître. Ce dernier viendra le récupérer
demain… La balade et le jeûne forcé sont terminés…
Il aura néanmoins quelques étapes à son
palmarès !!
Il est
l’heure de manger !! Ce soir, c’est couscous party !!
Il manque les légumes, la viande et la sauce… Mais il nous
reste la semoule !! Demain, ma sœur nous rejoint théoriquement
au refuge de Prati. J’ai hâte de la retrouver. Elle a pris sa
décision, il y a 3 jours. Elle a acheté son billet, son
matériel et fait son sac dans la foulée.
Cette
nuit sera également de mauvaise qualité. Allongé
dans ma tente, prêt à m’endormir, mes muscles
continuent à travailler. Je patiente de longues heures. Le
vent se lève et s’acharne sur la toile lâche et
légère. S’envolera ? S’envolera pas ? Mon
esprit s’envole alors que ma tente reste solidement ancrée
au sol.
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